D’où proviennent les fonds empruntés par le gouvernement fédéral pour financer son énorme déficit ? Et si c’est la Banque du Canada qui crée artificiellement de l’argent pour la payer, la PCU, et tout le reste, doit-on craindre que l’inflation explose ?

Ces questions, que beaucoup me posent, sont devenues brûlantes avec la publication, la semaine dernière, du portrait budgétaire du ministre des Finances, Bill Morneau. Le portrait fait état d’un déficit extraordinaire de 343 milliards pour l’exercice qui se terminera le 31 mars 2021.

Après avoir fouillé les données de la Banque du Canada, voici les faits. Attention, les chiffres sont très, très gros.

D’abord, entre le début d’avril et la fin de juin, l’équipe de Bill Morneau a emprunté 424 milliards de dollars pour financer les mesures anti-COVID (1). Dit autrement, le fédéral a obtenu des fonds, en retour desquels il a émis des bons du Trésor (des titres de 3 mois à 1 an) ou des obligations (de 2 ans à 30 ans).

L’essentiel de ces titres émis directement par le fédéral (marché primaire) se transformera en déficit budgétaire, puisqu’ils ne seront pas remboursés avant la fin de l’exercice (2).

Le tiers financé par la Banque

Selon mes recherches, le tiers des bons du Trésor et des obligations émis par le fédéral ont été achetés par la Banque du Canada, soit 135 milliards. À cette somme s’ajoutent 86 milliards achetés par la Banque sur le marché secondaire auprès d’autres investisseurs.

En somme, notre banque centrale – mère de toutes les banques canadiennes – a avancé 221 milliards pour financer directement les mesures anti-COVID-19 ou injecter des liquidités dans le marché secondaire pour aider à son fonctionnement. Et pour payer, elle a simplement fait une écriture comptable dans ses états financiers, ni plus ni moins.

Il s’agit de sommes colossales. En comparaison, durant les trois mêmes mois de l’an dernier, notre banque centrale avait acheté pour seulement 19 milliards de dollars de titres de dette du fédéral, soit 17 % des 109 milliards émis. La position de la Banque était semblable au cours la période correspondante de 2018, l’année précédente.

Cette année, c’est 32 % des 424 milliards (soit 135 milliards). Et au cours des dernières semaines, cette proportion a grimpé à 40 % pour les bons du Trésor. Wow !

Pourquoi ces achats ? D’une part, il n’est pas simple pour un gouvernement de trouver des sommes aussi importantes en si peu de temps, alors que tous les pays cherchent des fonds. D’autre part, l’offensive de la Banque « d’imprimer de l’argent » pour financer les mesures fédérales, en quelque sorte, a pour but de provoquer une réduction des taux d’intérêt et donc d’inciter les acteurs économiques à faire circuler l’argent en ces temps dépressifs plutôt qu’à l’épargner.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Selon notre chroniqueur, la Banque du Canada, gouvernée par Tiff Macklem, a avancé 221 milliards au gouvernement fédéral pour financer directement les mesures anti-COVID-19 ou injecter des liquidités dans le marché secondaire pour aider à son fonctionnement.

La Banque n’a eu d’autre choix que de créer ce nouvel argent pour réduire le taux puisque son taux directeur était déjà au plancher. En créant une forte demande pour les bons du Trésor fédéraux, la Banque en a fait augmenter les prix, abaissant du même coup les taux d’intérêt exigés. La Banque n’avait pas utilisé cet outil de création virtuelle d’argent, appelé « assouplissement quantitatif », depuis de très nombreuses années (ce ne fut pas le cas durant la crise de 2008).

Durant la période de trois mois, précisons-le, l’institution a aussi acheté des titres de dettes des provinces, mais très peu, en comparaison (2,9 milliards).

La Banque est indépendante du gouvernement fédéral ; elle n’est pas politisée. Elle agit pour le bon fonctionnement des marchés selon le contexte, comme c’est le cas dans les autres principaux pays industrialisés, ce qui assure une crédibilité au système financier. Cette fois, la Banque a étroitement coordonné ses actions avec le gouvernement fédéral pour gérer la crise budgétaire et financière.

Cela dit, l’argent prêté par la Banque au gouvernement est-il aussi contraignant que celui venu du privé ? Il semble que oui, selon les économistes que j’ai consultés.

« Quand la crise sera passée, la Banque devrait revendre ces titres sur le marché secondaire, comme l’a fait la banque centrale américaine par le passé. Que ces emprunts proviennent de la banque centrale ou d’ailleurs, il n’y a aucune différence, c’est aussi contraignant », affirme Benoit Durocher, économiste au Mouvement Desjardins.

Risque d’inflation ?

Par ailleurs, cette création virtuelle d’argent risque-t-elle de faire exploser l’inflation, comme on l’a vu dans certains pays ou encore au Canada dans les années 70 et 80 ? Pas selon les économistes à qui j’ai parlé, du moins pas au cours des trois prochaines années, compte tenu, entre autres, de l’effet dépressif sur les prix de la récession actuelle.

Dans les années 70, il y avait des clauses d’ajustements de salaires automatiques à l’inflation dans les conventions collectives, ce qui n’est pas le cas de nos jours, explique l’économiste Paul-André Pinsonneault, de la Banque Nationale. De plus, il n’y a pas, aujourd’hui, d’anticipation d’inflation, élément important quand on sait que la crainte de hausses de prix avait provoqué une ruée des consommateurs et contribué à l’inflation.

L’économiste Martin Boyer, de HEC Montréal, s’en remet aux marchés financiers pour vérifier les craintes de l’inflation. Or, en mesurant l’écart entre le rendement réel et nominal des obligations de plus de 10 ans, il constate que les investisseurs estiment que l’inflation n’excédera guère plus de 1 % à long terme (plus de 10 ans) au Canada, dit le professeur.

Quoi qu’il en soit, l’économie et les finances publiques entrent en zone inconnue, qui comporte des risques.

Et pour l’instant, deux choses apparaissent certaines. D’une part, les faibles taux d’intérêt continueront de faire pression sur la solvabilité des régimes de retraite à prestations déterminées.

D’autre part, les énormes déficits de nos gouvernements, en particulier du fédéral, se traduiront tôt ou tard par des hausses d’impôts ou des compressions budgétaires. Et ça, ce ne sera pas virtuel…

1. Tous les chiffres sont arrondis pour faciliter la lecture.

2. Une partie a servi à financer le report du paiement des impôts et sera donc vraisemblablement remboursée, fait valoir l’économiste Paul-André Pinsonneault, de la Banque Nationale.