(OTTAWA) La crise qui paralyse le réseau ferroviaire au pays depuis plus de deux semaines force le gouvernement Trudeau à faire certains constats douloureux.

D’abord, la grande réconciliation qu’il préconise avec les Premières Nations depuis son arrivée au pouvoir en 2015 bat maintenant de l’aile. Les liens de confiance que Justin Trudeau avait réussi à bâtir au début de son premier mandat ont cédé le pas à la méfiance.

Ensuite, les barricades dressées en guise d’appui aux chefs héréditaires de la Première Nation de Wet’suwet’en, qui s’opposent au passage du gazoduc Coastal GasLink sur leur territoire ancestral, dans le nord de la Colombie-Britannique, ramènent à la surface des décennies de frustration et de déception chez les peuples autochtones.

Autre constat lourd de conséquences pour l’unité canadienne : cette crise risque de sonner le glas des grands projets énergétiques au pays, alors que l’on juge prioritaire d’accélérer la lutte contre les changements climatiques et la transition vers des énergies propres.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Des manifestants bloquant les voies ferrées près de la réserve mohawk de Tyendinaga, non loin de Belleville, en Ontario, le 13 février

« De toute évidence, nous sommes à un moment charnière de notre histoire. Nous devons être capables de nous regarder dans le miroir, plus particulièrement par rapport à tout ce qui touche nos relations avec les peuples autochtones », a laissé tomber cette semaine le ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller, plongé dans une crise quelques mois seulement après sa nomination au Cabinet.

Le ministre a répondu ainsi à une question qui portait sur l’avenir des grands projets de développement des ressources naturelles, qui font d’ailleurs l’objet de vives contestations même après avoir été approuvés par les autorités compétentes et avoir fait l’objet d’une étude environnementale.

Des années de contestation

Ce n’est pas d’hier que les chefs héréditaires de la Première Nation de Wet’suwet’en expriment leur opposition au passage du gazoduc sur leur territoire sans leur consentement.

Le projet était encore sur la planche à dessin dans les bureaux de l’entreprise LNG Canada, en avril 2010 – il y a donc une décennie –, que déjà ils en décriaient le tracé, au point d’y établir un campement de fortune pour bien se faire comprendre et mieux se faire entendre.

Quand le gouvernement de la Colombie-Britannique a donné sa bénédiction pour la première fois au projet de construction du gazoduc de 670 kilomètres entre Dawson Creek et le port de Kitimat, en 2014, la contestation s’est cristallisée.

Quand les travaux ont commencé, LNG Canada a été contrainte de se tourner vers les tribunaux pour obtenir une injonction provisoire pour démanteler des barricades qui empêchaient les travailleurs d’accéder au chantier. Une telle injonction a été accordée en décembre 2018.

Un mois plus tard, le 7 janvier 2019, des agents de la GRC se sont rendus sur le territoire wet’suwet’en pour l’appliquer et ont procédé à l’arrestation de 14 manifestants. Le lendemain, des rassemblements pour appuyer les chefs héréditaires ont spontanément eu lieu à Vancouver, à Edmonton, à Calgary et dans d’autres villes canadiennes et américaines.

Le 31 décembre dernier, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a accordé une injonction permanente au promoteur du projet évalué à 6 milliards de dollars – projet qui jouit de l’appui d’une vingtaine de conseils de bande élus des Premières Nations riveraines de l’oléoduc, y compris le conseil de bande élu de Wet’suwet’en. Mais les chefs héréditaires de cette même nation affirment être les propriétaires d’une grande partie du territoire et rappellent qu’ils ne l’ont jamais cédé à la Couronne par traité.

En janvier, des pourparlers entre le gouvernement de la province et les chefs héréditaires ont avorté. S’appuyant sur l’injonction du tribunal, Costal GasLink a alors fait savoir que les travaux iraient de l’avant. La GRC a agi pour faire respecter l’injonction au début de février en arrêtant 28 personnes. Les opposants au projet ont lancé un appel à la solidarité ailleurs au Canada. Et des groupes autochtones ont répondu à leur appel en érigeant à leur tour des barricades sur les voies ferrées qui paralysent depuis le transport ferroviaire au pays.

Forts de cet appui, les chefs héréditaires affirment que la seule façon de mettre fin à la crise est de retirer les forces policières de leur territoire et de retirer le permis de construction à LNG Canada. Bien malin celui qui pourra prédire l’issue de ce bras de fer.

Un avant-goût

Dans les rangs du gouvernement Trudeau, on reconnaît volontiers que cette crise est un avant-goût de ce qui se profile à l’horizon si Ottawa donne le feu vert au projet Frontier de la minière Teck, en Alberta, et qu’il mène à bien l’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain entre Edmonton et Burnaby, en banlieue de Vancouver.

Dans le cas du projet Teck Frontier, le Cabinet fédéral doit décider d’ici la fin du mois de février s’il va de l’avant ou non. Ce projet est en fait une mine à ciel ouvert de 290 kilomètres carrés qui permettrait de produire 260 000 barils de pétrole par jour. Le hic, c’est que son autorisation contribuerait à augmenter les émissions de gaz à effet de serre de 4,1 mégatonnes par année.

L’an dernier, un panel fédéral-provincial a décrété que Teck Frontier était un projet « dans l’intérêt public », même s’il était « susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants ».

Le projet, réclamé à hauts cris par le gouvernement de Jason Kenney en Alberta, suscite déjà une levée de boucliers ailleurs au pays. Des députés libéraux de Justin Trudeau pressent ouvertement le Cabinet de le rejeter pour des raisons environnementales.

Vendredi, un groupe de 42 Prix Nobel ont publié une lettre ouverte dans le quotidien britannique The Guardian, dans laquelle ils affirment que le gouvernement Trudeau ne peut, en toute logique, autoriser ce projet.

Selon eux, tout projet qui entraînerait une hausse de l’utilisation des énergies fossiles constitue « un affront à l’état d’urgence climatique » dans lequel nous nous trouvons. Ils ajoutent que la possibilité que le Canada puisse en autoriser d’autres est « une honte », d’autant plus qu’ils violeraient les droits des Premières Nations.

Également vendredi, Teck Resources Ltd, une entreprise de Vancouver, a fait savoir qu’elle encaisserait une perte de 1,13 milliard si le gouvernement Trudeau rejetait le projet.

Stopper les travaux

Dans le cas de Trans Mountain, acquis par le gouvernement Trudeau de la société américaine Kinder Morgan pour la somme de 4,5 milliards en mai 2018, le projet a été autorisé pour la deuxième fois l’an dernier après avoir fait l’objet de contestations de la part de groupes environnementaux et de Premières Nations en Colombie-Britannique. Ces dernières ont fait savoir qu’elles avaient la ferme intention de continuer la bataille pour stopper les travaux d’agrandissement de l’oléoduc visant à en tripler la capacité.

L’élan de solidarité envers les chefs héréditaires de la Première Nation de Wet’suwet’en va assurément les inspirer, même si Justin Trudeau a déjà affirmé, à plus d’une reprise, que l’agrandissement de Trans Mountain était « dans l’intérêt national ».

Alors que les coûts de construction de l’oléoduc ont été revus à la hausse récemment, passant de 7,4 milliards à 12,6 milliards, des groupes écologistes, le Bloc québécois, le NPD et le Parti vert ont sommé cette semaine le gouvernement Trudeau d’abandonner le projet au motif qu’il coûterait une fortune aux contribuables et qu’il réduirait à néant les chances du Canada de devenir carboneutre d’ici 2050. Et s’il s’entête à aller de l’avant, Patrick Bonin, de Greenpeace, s’est livré à une prédiction.

« Les Canadiens ne soutiennent pas des dépenses publiques pour un projet de pipeline de sables bitumineux », a-t-il dit, citant un sondage mené par la firme Nanos dévoilé mercredi. « Il est encore temps de changer le cours des choses. Il y a des gens qui sont prêts à faire de la désobéissance civile. Regardez actuellement ce qui se passe sur le gazoduc Coastal GasLink. Je pense que ça peut donner une idée de ce qui risque de se produire au niveau de Trans Mountain si le gouvernement s’entête à aller de l’avant avec le projet. »