Ce ne sera ni une récession ni la reprise tant souhaitée de l’économie qui nous attend en 2021, mais plutôt une longue année de convalescence, prévoient les économistes qui ont participé à notre exercice annuel de perspectives économiques, le 45e de l’histoire de La Presse.

« Je n'utilise même pas le mot reprise »

L’économie du Canada et du Québec devrait croître au rythme appréciable de 4 à 5 % l’année prochaine, estiment Benoit Durocher, de Desjardins, Robert Hogue, de la Banque Royale, Marc Pinsonneault, de la Banque Nationale, et Dominique Lapointe, de la Banque Laurentienne.

De tels chiffres paraissent élevés, mais ils doivent être mis en contexte. « Il faut bien comprendre qu’on part d’une situation où on a perdu presque 6 % en 2020, précise Robert Hogue. Donc le niveau d’activité de l’année prochaine va être encore plus bas qu’il était en 2019. »

« Je n’utilise même pas le mot reprise, renchérit Dominique Lapointe. On n’est pas dans un contexte de reprise. On est dans un cycle de fermeture et de réouverture de l’économie et on voit ce qui se passe avec la deuxième vague. C’est très probable qu’on ait un taux de croissance négatif au quatrième trimestre en raison de l’évolution de l’épidémie dans toutes les provinces. »

La reprise devra attendre, croit lui aussi Marc Pinsonneault. « En ce qui nous concerne, pour ce qui est du Canada et du Québec, on parle d’un niveau de PIB qui ne reviendra pas au niveau d’avant 2022. »

« Ça va être long et il y aura des montagnes russes, surtout à la fin de 2020 et au début de 2021. Ça risque d’être assez difficile », prévient pour sa part Benoit Durocher.

Les centaines de milliards dépensés par Ottawa et les provinces et les interventions massives de la Banque du Canada ont peut-être préparé le terrain pour une relance de l’économie, mais cette pluie de dollars a surtout servi à éviter le pire.

« Les mesures étaient nécessaires et essentielles, pas pour une reprise, mais pour éviter l’effondrement de l’économie, estime Dominique Lapointe. Un taux de chômage de 17 % au Québec, c’était du jamais vu. On avait besoin d’amener un soutien financier pour les ménages. Pour avoir une vraie reprise soutenable, il faudra une forme d’immunisation collective avec les vaccins qui permettra de rouvrir l’économie. »

Trop ou pas assez

La réaction des gouvernements a été sans précédent. Le Canada a été plus généreux que la plupart des pays du G7 pour aider les ménages et les entreprises à encaisser les impacts de la crise du coronavirus. En a-t-il fait trop ?

« Le Canada est au deuxième rang parmi les pays industrialisés qui ont le plus donné d’aide en proportion de la taille de l’économie, souligne Benoit Durocher. On a même vu une hausse du revenu des ménages en pleine pandémie ! C’est peut-être un signe qu’on a donné trop. »

D’un autre côté, selon lui, « ça place les ménages dans une très bonne situation pour la suite des choses. On l’a vu avec l’explosion de la consommation et quand on regarde le marché de l’habitation [qui continue de bien se porter]. »

« On a un taux d’épargne des ménages à 15 %, ça va faire une différence quand on sera dans la phase de reprise », ajoute Dominique Lapointe.

En attendant, la crise nous fera vivre une situation inédite : le chômage élevé cohabitera avec les pénuries de main-d’œuvre.

Beaucoup d’emplois ont été récupérés, mais le taux de chômage restera élevé en 2021, croit Marc Pinsonneault. « On est encore à 8 %, on ne tombera pas à 5 % comme avant la crise parce qu’il y a des secteurs qui vont continuer de souffrir. Le transport aérien ne récupérera pas au début de 2021, ni les arts, les spectacles et les loisirs, la restauration et l’hébergement. »

Les pénuries de main-d’œuvre sont moins aiguës dans certains secteurs, estime Marc Pinsonneault qui donne l’exemple de son fils, qui étudie en génie mécanique et qui voit arriver sur le marché de l’emploi des ingénieurs mis à pied dans le secteur aérospatial.

Voilà un bon exemple de la situation actuelle, ajoute Robert Hogue. « C’est une économie à plusieurs vitesses, où les secteurs qui vont mal vont encore très mal et on se retrouve avec un peu de tout. Il y a des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs et des surplus dans d’autres. C’est à l’image de toute la crise qui a frappé de façon très inégale les secteurs, les hommes, les femmes et les industries. »

La pénurie de main-d’œuvre devrait revenir au premier plan des préoccupations, quand le niveau d’emplois sera revenu au niveau d’avant la crise. « Un jour ou l’autre, ça va nous rattraper », convient Marc Pinsonneault.

Benoit Durocher souhaite que la pénurie de main-d’œuvre donne un coup d’accélérateur à l’investissement privé, dont le niveau est inférieur aux attentes depuis des années. « Je me dis depuis longtemps que les entreprises vont frapper un mur. À force d’avoir des problèmes à embaucher, ça va les forcer à investir et à s’automatiser. »

La faiblesse des investissements privés reste un sujet de préoccupation pour les quatre économistes.

« C’est un sujet de discussions assez chaudes chez nous, dit Robert Hogue. Il n’est pas facile de trouver la solution à ça. Les sables bitumineux, c’était un moteur et le moteur n’est pas éteint, mais il ne tournera plus aussi rapidement. On est une économie de services maintenant et les investissements se font sur les plateformes numériques. Les sommes sont plus petites que dans la grande industrie », avance-t-il.

L’investissement est une question de confiance, intervient Benoit Durocher. « Ces dernières années, la confiance a été ébranlée. On sort de quatre années de Trump à la présidence des États-Unis qui ont fortement augmenté les tensions commerciales à travers le monde et ça a joué sur la confiance des investisseurs. »

« L’investissement des entreprises va contribuer à la reprise, mais moins que la consommation, à cause du taux d’épargne élevé des ménages, prévoit Marc Pinsonneault. Dans notre scénario, maintenant qu’on parle de vaccins et de retour à la normale. L’investissement des entreprises sera important, sans être le fer de lance de la croissance. »

La croissance devrait être là pour de bon, malgré la deuxième vague d’infections qui arrive en fin d’année, croient nos experts.

« Les programmes mis en place pour faire le pont pour l’après-COVID-19 vont faire la différence, estime Robert Hogue. Les efforts qui ont été déployés au Québec sont plus considérables que dans les autres provinces, donc il y a de l’espoir que la reprise soit peut-être un peu plus vigoureuse au Québec qu’ailleurs. »

Une victime : la cote de crédit du Canada

À force de dépenser sans compter, le Canada pourrait mettre en péril la cote de crédit AAA qui a fait sa fierté au cours des dernières années.

« On pense que c’est possible que Moody’s et S&P baissent la cote de crédit du Canada », avance Dominique Lapointe, à cause du stimulus budgétaire que veut faire le gouvernement Trudeau l’an prochain et du fait qu’il n’y a aucun signal qu’on veuille réduire le déficit ou stabiliser le niveau de la dette. »

Paradoxalement, l’économiste croit qu’une décote n’aurait pas d’impact sur les coûts d’emprunt du Canada. « Les banques centrales sont tellement impliquées dans les achats des obligations des gouvernements – près de 70 % des obligations du gouvernement du Canada ont été achetées par la Banque du Canada depuis le mois d’avril – qu’il n’y a pas de pression sur le taux d’emprunt. Tous les pays sont dans la même situation. »

« Comparativement aux autres pays du G7, le Canada était dans une position nettement favorable et ça continue de se maintenir, joute Marc Pinsonneault. Quand on se regarde, on peut se désoler, mais quand on se compare, on peut se consoler. Même si on parle d’un déficit de 360 milliards. C’est énorme, mais une grande partie du déficit est monétisée par la banque centrale sur les marchés du crédit. Il n’y a pas de crainte d’une détérioration de la situation relative du Canada par rapport aux pays du G7. »

Faut-il craindre un retour de l’inflation ? Pas à court terme, estiment nos quatre interlocuteurs, même si les différents indices des prix à la consommation commencent à se relever en fin d’année.

Le retour du dollar canadien

Alors que la plupart des snowbirds sont forcés de passer l’hiver chez eux, leur pouvoir d’achat s’améliore au sud de la frontière. À la Banque Laurentienne, on voit même la devise canadienne à 0,82 $ US en 2021.

« On est vraiment surpris, précise Dominique Lapointe. On s’attendait à une certaine dépréciation du dollar américain, mais pas aussi rapidement. »

C’est la faiblesse du dollar américain qui explique la remontée de la devise canadienne. « Depuis qu’on a annoncé les vaccins, le dollar américain se déprécie parce que les investisseurs l’utilisent moins comme valeur refuge », précise Marc Pinsonneault.

La vigueur relative du dollar devrait être durable, mais la frontière terrestre avec les États-Unis n’est pas à la veille de rouvrir, selon nos interlocuteurs.

« On ne voit pas comment on peut envisager d’ouvrir la frontière pour des mois encore », prévoit Robert Hogue. L’impact de la fermeture de la frontière n’est pas complètement négatif, selon lui, dans la mesure où elle force les Canadiens à prendre des vacances chez eux.

C’est difficile pour les centres-villes qui comptent sur le tourisme international, mais ça pourrait continuer de stimuler l’activité touristique en 2021, avance l’économiste de la Banque Royale.

Comme le Canada a un déficit de sa balance touristique, « on a plus à gagner qu’à perdre de la fermeture des frontières ».

L'année où tout a changé

La pandémie a complètement chamboulé la façon de travailler de ceux dont le métier est de faire des prévisions économiques et elle leur a rendu la tâche beaucoup plus difficile, ont reconnu nos experts lors d’une discussion tenue par visioconférence.

« Ça a été une année assez éprouvante à tous les égards, reconnaît Robert Hogue. Au printemps, tout ce qu’on avait sur la table, il a fallu lancer ça par la fenêtre et très rapidement trouver de nouveaux indicateurs. Les indicateurs qu’on avait n’avaient plus aucune valeur, ou presque. »

« Au début de la crise, fin mars, début avril, nos prévisions étaient très incertaines », admet bien humblement Benoit Durocher.

« Notre méthode de travail a complètement changé, ajoute Marc Pinsonneault. Comme tout le monde, au fur et à mesure que les indicateurs économiques sortent, on les regarde, mais les indicateurs qu’on suit quotidiennement, c’est l’évolution des cas de COVID-19 au Canada, dans les provinces, dans les États américains et ailleurs dans le monde. »

Nos quatre spécialistes retiendront des leçons de cette tempête et aussi de nouveaux outils de travail. « Il y a eu beaucoup d’innovations au niveau des indicateurs économiques. Même chez Statistique Canada, les façons de faire ont changé. On donne maintenant des données provisoires, à l’avance, ça amène d’autres défis », constate Benoit Durocher.

« Avant, on fonctionnait par trimestre, précise Dominique Lapointe. Aujourd’hui, c’est mois par mois, on regarde par provinces, qui a fermé quoi, et on refait le travail toutes les deux semaines. On travaille avec un scénario de base avec 50 %, 60 % de probabilités et des scénarios optimiste et pessimiste. »

« On a aussi beaucoup de nouvelles données avec lesquelles on peut travailler, dit-il. Les données de mobilité de Google, c’est extrêmement précis par villes et dans le monde entier. Il y a une très bonne corrélation entre les déplacements, les fermetures et les données sur l’emploi, et on pouvait utiliser ces données-là pour anticiper ce qui s’en venait. »

Ce qu’ils surveillent

Comme tous les économistes du monde, nos quatre prévisionnistes garderont leur attention fixée sur l’évolution de la pandémie au Canada et ailleurs dans le monde en 2021. Ils surveilleront également d’autres signes vitaux de l’économie.

L’emploi et les faillites

PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Hogue, Banque Royale

L’efficacité des vaccins et la rapidité avec laquelle ils vont être déployés vont être au centre de l’attention. On va surveiller l’emploi dans les secteurs qui sont toujours très en difficulté. L’autre chose qu’on va regarder, c’est les faillites. Est-ce qu’on a perdu des morceaux ? On ne semble pas voir beaucoup de faillites encore, mais on sait que la partie n’est pas jouée. Si nos programmes ont été généreux pour les individus, du côté des entreprises, plusieurs sont passées à travers le filet, c’est quelque chose qu’on va regarder de très près pour la suite des choses. — Robert Hogue

Les tensions commerciales

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Benoit Durocher, Desjardins

Ce qui va être intéressant, c’est le retour à la normale. À partir du milieu de l’année prochaine, on va avoir une idée plus précise des séquelles ou des dommages permanents dus à la crise. On aura aussi un œil sur les tensions commerciales avec un nouveau président démocrate aux États-Unis et le Brexit en Europe. On était dans une période un peu cowboy, mais l’élection de Joe Biden va ramener une certaine stabilité dans les relations internationales. Mais ça ne va pas changer du jour au lendemain, ça va prendre du temps avant que les tensions disparaissent. Il y a beaucoup de reconstruction à faire au niveau international. — Benoit Durocher

Le climat social

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Lapointe, Banque Laurentienne

Au-delà de l’évolution des cas de COVID-19, c’est le fractionnement du tissu social qu’on voit partout dans le monde qui m’inquiète le plus. Il y a une augmentation de la criminalité et une hausse des inégalités sociales, et beaucoup de mécontentement. Selon un sondage Gallup, 40 % des Américains ne veulent pas se faire vacciner. C’est un risque pas seulement pour l’économie, mais parce que c’est un signe que les gens n’ont pas confiance dans le système. Quand les gens n’ont plus confiance dans le système, ils élisent des partis qui vont leur offrir des solutions qui semblent simples, mais qui ne sont pas basées sur les meilleures données scientifiques. C’est un risque pour la croissance et pour la prospérité. — Dominique Lapointe

La situation aux États-Unis

PHOTO FOURNIE PAR LA BANQUE NATIONALE

Marc Pinsonneault, Banque Nationale

J’ai hâte de voir les vaccins et j’espère qu’il n’y aura pas de dérapage de ce côté-là. Aussi, est-ce qu’aux États-Unis, on va être capables de contenir la deuxième vague ? Il reste quand même beaucoup de si dans nos scénarios. On compte par exemple sur une aide supplémentaire de 900 milliards $US pour soutenir l’économie américaine et pour faire le pont entre les programmes qui se terminent et la vaccination. Dans un pays où le président sortant n’a pas l’air de vouloir sortir, ça laisse beaucoup d’incertitude. Quand tu es rendu à te demander si le président défait va vouloir quitter la Maison-Blanche, moi, ça fait 36 ans que je suis en économie et je n’avais jamais vécu ça. — Marc Pinsonneault