Le petit pays d’Europe centrale, dont l’agriculture n’a jamais été industrialisée à outrance vu son passé socialiste, réalise qu’il est bien positionné pour se lancer dans l’économie alimentaire de demain.

(Kobarid, Slovénie) Le meilleur supermarché du monde est-il slovène ?

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Planika est un supermarché accroché aux abords du village de Kobarid, dans l'ouest de la Slovénie.

Une coopérative laitière née à l’époque de Tito est devenue un supermarché branché directement dans sa communauté, les montagnes avoisinantes, les fermes de sa région et le monde de demain.

« Viens-tu faire l’épicerie avec moi ? », me lance Ana Ros, la grande chef slovène. « Je te connais, tu vas aimer ça. »

On est en juillet 2019, je suis en vacances, je n’ai pas à faire les courses. Mais je suis curieuse. Et aussi du genre, c’est comme ça, à visiter des marchés plutôt que des églises quand je voyage.

Je décide donc d’aller avec Ana chez Planika, un supermarché accroché aux abords du village de Kobarid, dans l’ouest de la Slovénie, pas loin d’un pont fameux où on peut voir la rivière Soca trancher le pied des montagnes avec ses eaux spectaculairement turquoise et encaissées.

Et là, une fois passé un stationnement prévisible et les bâtiments d’une usine de transformation de produits laitiers, c’est le coup de foudre.

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Une distributrice de lait local

Je suis dans une coop où toute la viande et tous les produits laitiers, les miels, les confitures vendus dans les étalages proviennent de la région, des produits directement descendus des fermes, des champs, des potagers, des forêts des montagnes avoisinantes. Les fruits et les légumes ? On n’est pas encore arrivé à 100 % de local. Mais s’il y a des pommes slovènes à vendre, elles auront priorité sur celles venues d’Espagne ou d’ailleurs.

Dans ce commerce qui ressemble à un supermarché Avril ou à un Whole Foods, il y a du lait, du vin local et de l’huile d’olive en vrac, plein de produits bios, du pain, des pâtes, des légumineuses, mais aussi des caleçons longs pour les bergers, des semences et des biberons pour les agneaux.

Propriété partagée de 203 agriculteurs, dont 90 sont aussi des fournisseurs, en selle depuis 1993, Planika est une coop fermière moderne. Allumée.

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J’y suis retournée en reportage en février. C’était juste avant la pandémie. Mais aussi juste avant que, à cause du confinement et de la perturbation des chaînes d’approvisionnement alimentaire, le Québec entame une nouvelle phase de recherches et d’interrogations nécessaires sur les modèles agricoles et commerciaux qui apportent de la nourriture jusqu’à notre assiette.

Du coup, le sujet devenait plus que jamais d’actualité.

Parce que Planika, avec son secteur de transformation et sa grande surface, est plus qu’un supermarché ou une laiterie et un distributeur.

C’est un commerce entonnoir qui apporte directement aux consommateurs, sur les tablettes, avec un modèle d’affaires moderne, réaliste, accessible, les produits de la région immédiate.

De loin, sur papier, on dirait une utopie.

Dans la réalité, ça marche.

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Anka Lipuscek, directrice de Planika, et la chef Ana Ros

Les origines de Planika remontent à l’époque de la Yougoslavie. La laiterie a été fondée en 1957, pour recevoir le lait des fermes avoisinantes. La région est montagneuse, magnifique d’ailleurs, et les troupeaux de bovins paissent dans les alpages.

Au départ, on y fabriquait du fromage, puis l’entreprise est devenue spécialisée dans le lait en poudre, explique Anka Lipuscek, directrice de Planika. « Une honte, dit-elle, vu la qualité du lait de la région. » Puis la coopérative est revenue au fromage, le pays est devenu indépendant en 1991, l’économie a été libéralisée. « Et Planika telle qu’on la connaît existe depuis 1993 », ajoute Mme Lipuscek, qui y est arrivée en 1994.

Pendant toute la semaine que j’ai passée en reportage en Slovénie, tous les acteurs du monde agricole à qui j’ai parlé, de la capitale Ljubljana aux frontières italiennes, m’ont parlé de Planika.

Parce que c’est un exemple à suivre, mais aussi une exception.

Un modèle que tous voient comme une expérience à reproduire. Mais dont on ne sait pas si cela est faisable.

« Tout va dans la direction de Planika », résume Emil Erjavec, agroéconomiste et doyen de la faculté de biotechnique de l’Université de Ljubljana.

Mais pour cela, « il faut que les meilleures personnes soient prêtes à coopérer ».

Eh oui, il y a un passé de coopération en Slovénie, à cause du passage socialiste, mais aussi, justement, de mauvais souvenirs à surmonter.

La Slovénie est un petit pays de 2 millions d’habitants, avec peu de terres agricoles, dont 2,8 % sont cultivées de façon industrielle alors que les petites fermes de moins de 10 hectares, qui sont restées dans les familles à travers l’époque socialiste – seules les terres plus grandes ont été expropriées –, occupent 80 % de l’espace.

« On n’a pas les conditions naturelles pour faire de la grande agriculture », dit Branko Ravnik, directeur de la Chambre de l’agriculture et des forêts de Slovénie.

Quand les terres ont été expropriées, à la suite de l’arrivée du régime socialiste, il n’y a pas eu de mise en marche d’une certaine industrialisation massive. Oui, m’ont expliqué par exemple les nombreux producteurs de vin que j’ai rencontrés, les vignerons devaient remettre leurs raisins aux producteurs de vin d’État et oui, il n’y avait que la quantité qui comptait, pas la qualité. Il n’y a jamais eu de programme pour mettre toutes les terres en commun, débarquer avec de la machinerie lourde, des herbicides, des pesticides, en cherchant à augmenter les rendements à tout prix.

« Notre agriculture est traditionnelle, conservatrice, explique M. Ravnik. Je me rappelle cette époque : on mangeait non pas ce qu’on voulait, mais ce qu’on avait. »

On a tous en tête des images plus ou moins caricaturales des pays de l’Est de l’ère communiste, avec leurs queues interminables devant des échoppes faisant office de marchés où les camarades ne trouvaient que des rutabagas et quelques carottes, peut-être aussi des oignons et du chou, pour cuisiner.

En Slovénie, m’a expliqué la chef Ana Ros, c’était très différent, parce que la petite agriculture domestique, celle des fermes de 10 hectares et moins, a toujours fait partie du quotidien des Slovènes. « Donc tout le monde avait son potager », dit-elle. Et l’a encore. Épinards, roquettes, petits pois…

La variété alimentaire, à petite échelle, a toujours fait partie de la culture.

En 2004, cependant, la Slovénie est entrée dans l’Union européenne et là, la dynamique agricole a changé.

Soudainement, des aliments très bon marché sont arrivés sur le marché. Les prix ont chuté de 20 %, affirme M. Ravnik.

Les producteurs slovènes ont dû tout essayer pour s’ajuster. Et ç’a été difficile. « Je ne comprends pas comment on peut produire un kilo de fromage pour moins de 5 euros, poursuit M. Ravnik… Or, les fermiers ont été poussés dans ce genre de production. »

Petit à petit, avec la place de plus en plus grande prise par les denrées biologiques, issues de méthodes agricoles naturelles, sur les différents marchés européens, en commençant par le marché local, le ministère de l’Agriculture a compris qu’il y avait un avantage à mettre de l’avant certaines caractéristiques du modèle agricole slovène, longtemps considérées comme un désavantage.

On a réalisé qu’on ne pourrait jamais être concurrentiels par la quantité. Mais qu’on avait des produits de niche. De la nourriture avec une valeur ajoutée. Et Planika en est un exemple. Des produits avec une histoire.

Joze Podgorsek, secrétaire d’État à l’Agriculture, aux Forêts et à l’Alimentation

Revenir en arrière, « vers le futur »

Puisque la Slovénie n’avait jamais eu une agriculture très industrialisée, elle n’avait pas à se désindustrialiser, mais juste à tirer avantage de ses caractéristiques.

« Si on se compare, on utilise cinq fois moins d’engrais chimique que les Pays-Bas », ajoute M. Podgorsek.

« Parfois, je dis qu’on traîne la patte, mais juste assez. En fait, on a juste un peu de travail encore à faire, pour revenir en arrière, vers le futur. »

Et c’est le plan de la ministre de l’Agriculture.

« Nous voulons préserver ce qu’on a et offrir les appuis financiers nécessaires pour nous éloigner encore plus des pesticides, m’a expliqué en entrevue la ministre Aleksandra Pivec. On veut aller vers le biologique et vers une agriculture durable. Il y a beaucoup de valeur ajoutée à aller chercher de ce côté-là. »

« C’est un modèle qui vient de notre passé, à cause de nos paysages naturels. Dans 10 ans, la Slovénie sera encore plus tournée vers l’agriculture durable à petite échelle. »

Et pour mettre ces produits en marché, sur la scène locale, on compte sur des initiatives à la Planika. Où le commerce est tellement ancré dans sa communauté qu’il est accepté malgré ses prix plus élevés.

D’ailleurs, la coop a même acheté un terrain il y a trois ans, pour bloquer la venue d’une grande surface européenne concurrente. Ça n’a pas été parfaitement facile à faire accepter à la communauté, m’a expliqué Mme Lipuscek. Mais le choix a été entériné par les membres de la coopérative, qui sont les producteurs de la région. Et Planika continue d’être soutenue par les consommateurs de la région.

« C’est agréable de travailler avec eux », dit Matej Lavrencic, de Faladur, un bar mais aussi une entreprise de distribution de vins de la région. « Leurs prix sont justes et ils respectent les agriculteurs. Ce sont des prix respectueux. »

« C’est plus cher, mais un segment des consommateurs l’apprécie et ces gens sont prêts à payer. »

« Dans notre région, ajoute Anka, la directrice de la coopérative, l’engagement des gens envers Planika est très fort. Les clients comprennent l’importance de consommer localement. Ils voient que c’est pour garder le territoire en vie. »

* Ce reportage a été réalisé grâce au soutien du Fonds québécois en journalisme international.

Le modèle agricole slovène en quelques chiffres

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Paysage de la Slovénie

80 % : Officiellement, 10 % de l’agriculture slovène est certifiée biologique, mais en réalité, 80 % de l’agriculture est écologique.
Source : Branko Ravnik, directeur de la Chambre de l’agriculture et des forêts de Slovénie

5 : Le taux d’utilisation d’engrais chimique en Slovénie est cinq fois moins important qu’aux Pays-Bas.
Source : Joze Podgorsek, secrétaire d’État à l’Agriculture, aux Forêts et à l’Alimentation

2011 : Année de l’interdiction des néonicotinoïdes, des pesticides associés au déclin des populations d’abeilles dans le monde. En Slovénie, le nombre d’abeilles est en croissance et la production de miel est un fleuron agricole. Les Slovènes adorent vraiment leurs abeilles, qu’ils gardent dans des complexes de ruches qui ressemblent à des cabanes, une réalité typique et unique des campagnes. C’est ce pays, le premier à interdire ces pesticides en Europe, qui a milité au sein de l’Union européenne pour faire interdire les néonicotinoïdes partout ailleurs dans l’union – ce fut fait d’abord partiellement en 2013, puis totalement en 2018 – et qui se bat aujourd’hui pour attirer l’attention sur ce problème dans le monde entier.

100 % : Toutes les personnes que j’ai interviewées durant mon reportage en Slovénie m’ont dit qu’elles avaient un potager. Seule la ministre de l’Agriculture m’a dit qu’elle n’en avait pas actuellement à cause de son travail, mais qu’elle en avait un jusqu’à son élection, et qu’elle en aura un après.

L’ascension des vins slovènes

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Un vignoble de la région de Goriška Brda en Slovénie

Marinko Pintar n’a pas exactement le profil d’un squatteur avec sa tête blanche et ses manières de gentleman d’une autre époque. Mais c’est pourtant son approche pour produire son vin : s’installer chez les autres, sans payer le loyer.

Son vin, UOU, est produit à partir de vignes abandonnées.

Il s’entend avec les propriétaires des terrains où la vigne pousse sans que personne s’en occupe, puis il veille à les entretenir et à transformer le raisin, dont le ribula, caractéristique de la région.

« Je peux perdre mes vignobles à tout moment », explique-t-il. Pintar n’a pas de droits sur ces terres. « Mais c’est un risque que je suis prêt à prendre. »

Et cette approche lui permet de redonner vie à un terroir riche du sud-ouest de la Slovénie, celui de Goriška Brda, une région collée sur le Frioul italien et propulsée sur la scène internationale du vin grâce à des crus naturels, produits avec des méthodes souvent ancestrales, des raisins typiques de la région, bref des vins de niche qui ont la cote actuellement auprès d’une nouvelle génération de consommateurs de jus non industriels.

D’ailleurs, en septembre dernier, le magazine Wine Spectactor demandait : « Est-ce que la Slovénie est le prochain grand pays de vins ? »

En fait, la région de Brda est collée sur celle de Collio, dans le Frioul, connue pour ses blancs, et c’était jadis une seule et même région, dont les familles, comme celle de Marinko Pintar, ont été coupées par les frontières d’après-guerre, puis le rideau de fer. (Marinko Pintar est d’ailleurs en affaires avec son cousin, Boris Pintar, qui a vécu du côté italien de la frontière.)

Une toute nouvelle génération

La relance de tout ce terroir a été lancée d’abord du côté italien par Josko Gravner, personnage mythique du vin orange, un Italien d’origine slovène. Mais elle a été ensuite reprise du côté de Brda par toute une nouvelle génération de producteurs pour la plupart issus de familles vigneronnes, comme la famille Stekar ou Klinek, qui ont choisi de revenir aux façons de faire d’avant la guerre et d'avant le socialisme.

« Nous, on travaille en naturel, c’était tout simplement la façon de faire de nos grands-parents », explique Marinko Pintar.

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Simona Klinek, productrice de la région de Goriška Brda

« Chez nous, les vignes ont toujours été cultivées de façon naturelle », ajoute Simona Klinek, une autre productrice de la région. Avec son mari Aleks Pintar, elle a aussi une auberge où tout est bio, naturel, régional.

Dans ses collines de vignes comme dans les alpages autour de Planika, il n’y a tout simplement jamais eu d’industrialisation de la culture.

Certains producteurs utilisent le glyphosate, l’ingrédient actif de l’herbicide controversé Roundup, explique Aleks Klinek. Mais c’est une infime minorité.

Durant les années socialistes, l’entreprise, qui en est à sa quatrième génération dans le vin, devait remettre son raisin à une coopérative d’État. Mais dès les années 80, explique Aleks, le système est devenu plus libre. Lui a recommencé à transformer et embouteiller son propre en vin en 1994. Il est retourné sur les bancs d’école, notamment pour se préparer aux méthodes de production modernes alors que la Slovénie entrait dans l’Union européenne.

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Les vins de la famille Klinec

Mais cette transition ne lui a pas plu. Il a choisi de revenir aux sources et d’utiliser les méthodes traditionnelles de sa famille. Cela lui a fait perdre des clients, peu habitués aux vins « nature ».

Mais c’était, dit le producteur de vin, « la seule direction ». « La nourriture et le vin, c’est ce qu’on met dans son corps. » On ne veut pas, dit-il, absorber du « poison ».

Cela dit, côté culture de la vigne, la transition n’a pas été difficile, car le producteur n’avait jamais utilisé d’engrais chimiques ou de pesticides. C’est plutôt sa méthode de vinification qu’il a changée.

Aujourd’hui, il se ravit de l’ascension des vins slovènes sur la scène internationale et de la reconnaissance des atouts parfois naturels, parfois hérités de l’histoire d’un pays protégé malgré lui de la révolution industrielle agricole et de ses legs empoisonnés. « Les producteurs de la génération née dans les années 50 et 60, ils ne changent pas trop. Mais les jeunes, ils me talonnent ! »

« La Slovénie est un des rares pays européens à avoir une agriculture propre, ajoute le producteur. On pourrait être un modèle. »