(Montréal) L’épidémie de maladie à coronavirus (COVID-19) pourrait éventuellement contraindre des milliers, voire des millions, de personnes à travailler de chez elles, soit parce qu’elles ont été contaminées par le virus, soit pour limiter les risques qu’elles le soient.

Cette transition vers le télétravail, qui sera involontaire dans bien des cas, s’accompagnera de plusieurs défis, ont prévenu des experts interrogés par La Presse canadienne.

« Il va y avoir une adaptation, a ainsi dit le professeur Luc Brunet, qui enseigne au département de psychologie de l’Université de Montréal. [Au début] c’est un peu comme quelqu’un qui prend sa retraite, il est content de ne pas être dans le trafic le matin, mais après un bout de temps la personne s’ennuie. »

Mais une fois cette adaptation faite, certains employeurs pourront être surpris des avantages qu’ils en retirent, a indiqué la professeure Diane-Gabrielle Tremblay, de l’École des sciences de l’administration de l’Université du Québec-TÉLUQ.

« Il y a un grand mythe autour du télétravail, a expliqué Mme Tremblay. [Certains cadres] s’inquiètent d’une baisse de productivité, alors que les études montrent plus tôt l’inverse […]. Parfois on a observé des augmentations de productivité et dans d’autres cas on a observé beaucoup une augmentation de la qualité du travail parce que parfois les personnes sont dans des milieux de travail où elles ont peut-être un peu de difficulté à se concentrer et au contraire le télétravail leur permet de se concentrer. »

Discipline et structure

La transition commencera par une discussion entre l’employé et son employeur pour éviter toute situation conflictuelle.

« Un employé ne peut pas décider unilatéralement de ne pas se présenter au travail parce qu’il a une crainte d’être infecté par le coronavirus, a précisé MSophia Rossi Lanthier, qui pratique le droit du travail au sein du cabinet d’avocats Roy Bélanger. Ce serait la même chose pour un collègue qui aurait peur de se présenter au travail de peur d’attraper la gastro ou un rhume. L’employé ne peut pas décider de travailler de chez lui parce qu’il a une crainte d’être infecté. »

Une entente pourra toutefois intervenir entre l’employé et son employeur, ajoute-t-elle, pour permettre au premier de travailler de la maison.

Toutes les personnes interrogées s’entendent ensuite sur un point : le succès de l’affaire dépendra de la discipline et de la structure dont l’employé sera en mesure de faire preuve.

« Ça prend absolument de la structure et de la discipline, autrement c’est clair que ça va être n’importe quoi, a ainsi dit Janique Delorme, une designer d’intérieur qui a transformé le rez-de-chaussée de son duplex en atelier de travail et qui en habite le deuxième étage. C’est trop facile de se laisser distraire par toute sorte d’affaires. Il faut se créer des outils pour se discipliner, parce que certains matins la discipline va de soi, mais le lendemain, pour n’importe quelle raison, elle prend le bord. »

Mme Delorme explique à ce sujet qu’elle a doté son atelier d’un tableau de production qui lui rappelle en permanence les échéanciers à respecter à plus long terme, mais aussi les objectifs à atteindre ce jour-là. « Je ne peux pas arrêter de travailler tant que mon objectif n’est pas atteint », a-t-elle dit.

L’employeur aura la responsabilité de s’assurer que l’employé a accès à tous les outils de travail — ordinateur, téléphone cellulaire, logiciels, base de données, etc. — dont il a besoin pour exécuter ses tâches, selon Mme Tremblay.

« Essayer de ne pas travailler sur le coin de la table de salle à manger, essayer de s’aménager un bureau dans un endroit tranquille, en général c’est le genre de recommandations que l’on fait, et aussi de tenter d’être installés de manière aussi ergonomique qu’on le serait au bureau », a-t-elle dit.

Le professeur Brunet, de l’Université de Montréal, prévient que la « personne qui n’est pas capable de se faire un plan de travail ou de remplir son agenda avec les activités voulues par le travail va se laisser emporter et finalement elle n’aura pas le temps de faire tout son travail ».

Les employeurs, ajoute Mme Tremblay, devraient profiter du fait que la crise demeure pour le moment hypothétique pour commencer à « réfléchir et voir si les salariés pourraient faire [du télétravail] ».

« Non seulement au moment où ça se déclarerait, a-t-elle dit, mais peut-être que ce serait une bonne idée déjà de prévoir de développer un peu le télétravail pour s’y habituer et aussi parce qu’au fond ça va éviter la contagion avant qu’elle se développe. »

Réseau social

M. Brunet croit qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance de partir chaque matin côtoyer des collègues qui, même s’ils sont parfois agaçants, contribuent ultimement à l’agrément que nous procure notre emploi.

« Le milieu de travail est un milieu de vie sociale, a-t-il dit. Se lever le matin, rencontrer les gens, échanger, c’est important pour beaucoup de personnes. Les gens qui sont plus solitaires, eux, ça peut faire leur affaire de travailler de la maison, mais encore là il faut être capable de s’autodiscipliner. […] Il y a beaucoup d’insatisfaction chez les gens qui se sentent isolés et où le besoin social ne se trouve pas comblé, le fait d’échanger avec d’autres et tout cet aspect de vie sociale. »

Cela explique notamment, poursuit-il, pourquoi des entreprises ont des « clubs de retraités » qui permettent à d’anciens employés de continuer à se rencontrer et à socialiser.

« Si la personne est seule à domicile, il faut peut-être qu’elle […] planifie de voir des amis peut-être un peu plus », a expliqué Mme Tremblay, qui rappelle aussi que plusieurs outils technologiques peuvent être mis à contribution pour limiter l’isolement des travailleurs chez eux.

Question d’équilibre

Au-delà de la discipline qu’il devra s’imposer, l’employé peu familier avec le télétravail devra aussi se méfier d’un péril potentiel : celui de voir le travail prendre soudainement trop de place.

« On dit toujours qu’une journée équilibrée c’est huit heures de travail, huit heures de [temps libre] et huit heures de sommeil », a ainsi rappelé M. Brunet.

Mme Delorme, la designer d’intérieur, a déjà reçu un appel d’une cliente un samedi après-midi pendant qu’elle faisait de la voile avec sa famille. Elle lui a alors demandé poliment de la rappeler lundi.

« J’avise mes clients qu’il n’y a aucun contact qui se fait en dehors des heures normales de bureau, du lundi au vendredi de 9 h à 17 h, a-t-elle dit. Je ne réponds pas aux appels ou aux courriels en dehors de ces heures-là. Je tiens à avoir une vie. C’est ma santé mentale qui en souffre ensuite. »

Elle prend aussi le temps, presque tous les midis, d’aller au gym pour ventiler un peu.

« C’est pour ça qu’il faut se mettre des limites, se faire une bonne structure et un bon agenda, a conclu M. Brunet. C’est important de se mettre des objectifs de travail pour la semaine et de regarder à la fin de la semaine les objectifs qui ont été atteints. Et il faut se réserver du temps pour nous, comme on le fait quand on se déplace pour aller travailler. »