La Banque du Canada commence à travailler sur un concept de « monnaie numérique de banque centrale » pour se préparer à l’éventualité où les cryptomonnaies pourraient nuire au système de paiements en dollars canadiens.

De passage mardi à Montréal, lors d’une conférence sur les technologies financières, le sous-gouverneur de la Banque du Canada, Timothy Lane, a fait part à La Presse des préoccupations et des objectifs de la banque centrale dans l’élaboration de son « plan de prévoyance » envers la monnaie numérique.

Q. À quoi s’attendre d’un éventuel projet de monnaie numérique issue d’une banque centrale ? 

R. On a tous entendu parler de l’éclosion des cryptomonnaies ces dernières années. C’est ainsi que le bitcoin et d’autres actifs numériques similaires ont été lancés dans l’espoir qu’ils deviennent l’argent du futur.

Cet objectif n’a pas été atteint et ne le sera probablement jamais. Faire des transactions avec des cryptomonnaies comme le bitcoin coûte tout simplement trop cher, et leur pouvoir d’achat est trop instable.

Plus récemment, une innovation susceptible de changer la donne est apparue : les cryptomonnaies stables, qui sont conçues de façon à conserver une valeur stable par rapport à une monnaie ou à une matière première.

L’exemple le plus marquant est la Libra, une cryptomonnaie stable que Facebook a l’intention de lancer en partenariat avec d’autres entreprises. Elle pourrait ainsi atteindre des milliards de personnes, y compris beaucoup de gens qui ont peu ou pas accès à une banque ou à des services financiers.

Il est difficile de prédire si la Libra sera à la hauteur de ses promesses ou même si elle verra le jour. N’empêche, c’est un bon exemple de technologie transformatrice qui change la façon dont la Banque doit s’adapter à l’évolution future de l’argent.

C’est dans ce contexte que nous voulons mieux évaluer la pertinence d’une éventuelle monnaie numérique de banque centrale, qui pourrait être vraiment l’équivalent de l’argent comptant.

Pour le moment, les monnaies numériques sont conçues de manière à offrir les mêmes avantages que l’argent liquide, c’est-à-dire la sûreté d’utilisation, l’accès universel, la résilience et la confidentialité d’utilisation.

Mais elles se présentent sous une forme électronique qui peut être utilisée dans les transactions en ligne ou aux points de vente, avec un téléphone mobile ou bien une carte ou un appareil spécial.

Q. Considérant l’évolution des paiements électroniques dans l’économie, et l’émergence de ces cryptomonnaies concurrentes, sentez-vous une pression d’agir rapidement à la Banque du Canada vers un projet de monnaie numérique ?

R. En fait, au fil de nos recherches et de nos discussions avec d’autres banques centrales, nous n’avons pas encore trouvé d’arguments convaincants en faveur de l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale.

Néanmoins, nous avons identifié deux scénarios à surveiller dans l’écosystème des paiements au Canada qui, s’ils devaient s’accélérer, pourraient nous inciter à préparer l’émission d’une monnaie numérique.

Le premier scénario serait celui dans lequel les Canadiens ne pourraient plus utiliser l’argent comptant dans une gamme assez large de leurs transactions courantes.

Un tel scénario serait préoccupant si les services de paiement offerts par les institutions financières devenaient la seule option, ce qui augmenterait leur pouvoir de marché. Aussi, les personnes sans services bancaires adéquats auraient encore plus de mal à participer pleinement à l’économie.

Dans un autre scénario, la Banque du Canada pourrait considérer l’émission d’une monnaie numérique officielle, sans motif lucratif, si l’utilisation des monnaies numériques d’origine privée et à but lucratif se généralisait dans l’économie.

Par exemple, une monnaie numérique lancée par une grande entreprise technologique qui deviendrait dominante dans le marché risquerait de porter atteinte à la concurrence (des systèmes de paiements) et à la vie privée.

Elle pourrait même devenir une menace inacceptable pour la souveraineté monétaire du Canada.

Q. Entre-temps, comment s’articule ce « plan de prévoyance » concernant la monnaie numérique que veut préparer la Banque du Canada ?

R. D’abord, la Banque du Canada n’est pas seule dans une telle démarche.

D’après une récente enquête de la Banque des règlements internationaux (BRI) auprès de 66 banques centrales, environ 80 % d’entre elles mènent des travaux sur ce type de monnaie numérique, et 10 % vont probablement en émettre une d’ici trois ans.

Plus spécifiquement, nous venons de former (en janvier 2020) un groupe de travail sur les monnaies numériques avec les banques centrales de l’Angleterre, du Japon, de l’Union européenne, de la Suède et de la Suisse.

Nous allons utiliser cette plateforme pour mettre en commun notre expérience et alors que nous évaluons les arguments en faveur de l’émission d’une monnaie numérique sur nos territoires respectifs.

Aussi, nous voulons déterminer quelle forme pourrait prendre une éventuelle monnaie numérique et comment la gérer, si jamais la décision d’en émettre une était prise.

Q. Quelques questions auxquelles réfléchit la Banque du Canada

R. Comment une monnaie numérique pourrait-elle être intégrée aux autres modes de paiement tout en étant résiliente, de façon à continuer de fonctionner pendant une panne de courant, par exemple ?

Quel modèle de gestion conviendrait à cette monnaie numérique ? La Banque du Canada essaierait-elle de la mettre au point surtout à l’interne ? Ou serait-il plus judicieux de s’associer avec le secteur privé ?

Par ailleurs, comment ce type de monnaie numérique serait-il utilisé dans les transactions transfrontalières ?

Enfin, comment faire en sorte que les Canadiens soient en mesure de continuer d’effectuer des transactions privées à des fins légitimes, tout en contrant les activités illicites comme le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale ?