(Montréal) Kamal Ahmed transfère de l’argent aux quatre coins du monde depuis une petite buanderie de libre-service dans le quartier multiculturel de Parc-Extension, à Montréal. Ses affaires vont bon train, mais il craint de perdre des clients au profit d’un concurrent qui exploite sans permis et qui propose des transactions internationales moins coûteuses via un ancien réseau clandestin nommé « hawala ».

De Montréal à Mogadiscio, les courtiers d’hawala coordonnent des flux d’argent sur des milliers de kilomètres en dehors du cadre réglementaire normal — sans qu’aucune somme ne franchisse les frontières internationales.

Avec des racines qui remontent jusqu’à l’ancienne route de la soie en Asie, l’hawala permet d’effectuer des paiements rapides et abordables vers des pays où l’argent en provenance de l’étranger constitue parfois une véritable bouée de sauvetage.

Ce réseau informel fonctionne sans virements électroniques ni comptes bancaires. Il n’est ni réglementé ni imposé, ce qui le rend propice aux abus de criminels et de terroristes qui cherchent à se soustraire aux protections du système financier contre le blanchiment d’argent.

Voici comment fonctionne l’hawala.

Un travailleur établi à Dubaï qui souhaite envoyer des fonds à sa famille au Bangladesh remet 800 dirhams — la devise des Émirats arabes unis — à un courtier et obtient un code en échange. Il appelle ensuite ses parents pour leur communiquer ce code, qu’ils présenteront à leur courtier local pour recevoir le montant envoyé, duquel une commission sera déduite.

Aucune somme ne traverse physiquement les frontières. Les transactions se font dans les deux sens en fonction des taux de change convenus et les courtiers pallient périodiquement les déséquilibres causés par des flux disproportionnés avec des transactions commerciales ou en espèces.

Le Fonds monétaire international soutient que les transferts de fonds non enregistrés tels que l’hawala seraient 50 % plus importants que ceux réalisés dans le cadre réglementaire habituel. Selon les chiffres de la Banque mondiale, cela représenterait donc 1,03 milliard de dollars US.

L’hawala s’appuie largement sur des relations de confiance, dépendant souvent de l’appartenance à une même culture.

« Il n’y a pas de mélanges ethniques », expose Brigitte Unger, professeure d’économie à l’Université d’Utrecht et responsable du plus grand projet relatif à l’évasion fiscale au monde, mené par l’Union européenne.

L’hawala — particulièrement courant en Inde, au Pakistan et autour du golfe Persique — a capté l’attention des autorités américaines après les attentats du 11 septembre 2011, car Al-Qaïda aurait utilisé de tels réseaux pour financer son plan.

Selon la professeure, la réglementation et la numérisation croissantes dans le secteur bancaire international n’élimineront pas ces réseaux, mais forceront les blanchisseurs d’argent à s’enfoncer encore plus profondément dans la clandestinité et consolideront le système hawala, dont les autorités ont à peine effleuré la surface.

« L’eau trouve toujours d’autres canaux », fait valoir Mme Unger.

Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada refuse de divulguer si des cas d’hawala figurent parmi les cinq infractions en matière de services monétaires signalées à la police en 2017-2018.

Mais des cas ont tout de même fait surface. En 2017, la Gendarmerie royale du Canada a porté 16 accusations criminelles contre un homme soupçonné d’avoir blanchi 100 millions en l’espace de 12 mois. Les policiers croient que le suspect faisait partie d’un vaste réseau implanté à Toronto et à Montréal et impliqué dans le blanchiment d’argent en immobilier.

Selon les policiers, aucun chiffre ne rend justice à l’ampleur des transferts d’argent illicites.

« Au Canada, les opérations bancaires souterraines se portent très bien », affirme Garry Clement, l’ex-responsable du programme de la GRC sur les produits de la criminalité.

« Ça existe depuis la nuit des temps, et ç’a été fait efficacement. »