Dans un geste sans précédent, le ministre du Travail a soumis hier une proposition qui exige des concessions de la part des deux parties pour régler le lock-out à l’Aluminerie de Bécancour. Un conflit qui dure depuis plus de 15 mois.

La tentative du gouvernement

PHOTO ERIK LABBÉ, LE SOLEIL

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet

Dans un geste sans précédent, le ministre du Travail a soumis hier une proposition qui exige des concessions de la part des deux parties pour régler le conflit à l’Aluminerie de Bécancour.

QUÉBEC — Espérant mettre un terme au conflit de travail qui perdure depuis 15 mois à l’usine ABI de Bécancour, le gouvernement Legault a soumis hier une « hypothèse de règlement » aux deux parties, une première dans les relations de travail au Québec.

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, espère que les discussions entre syndiqués et patron pourront débloquer d’ici 10 jours avec ce texte, une démarche sans précédent, a-t-on expliqué à La Presse.

L’interruption des travaux à ABI réduit de 500 millions de dollars le produit intérieur brut du Québec et 1030 personnes sont directement touchées, a observé M. Boulet en point de presse.

La proposition mise sur la table ne trace pas mécaniquement la ligne entre les positions des deux parties ; on a intégré les conditions de travail dans des entreprises comparables, l’état du marché du travail, la productivité de l’usine et les critères inspirés par le Code du travail, a souligné M. Boulet.

On a aussi visé la flexibilité opérationnelle, la pérennité de l’usine, la stabilité des emplois et l’amélioration du climat de travail. Le document soumis par Québec parle aussi du protocole de retour au travail, des régimes de retraite, du salaire, de la rétroactivité et de la durée de la convention collective.

« Prendre le temps d'analyser »

Du côté syndical, on observait avec circonspection le geste du gouvernement, après avoir rencontré le ministre Boulet. « La section locale 9700 des Métallos entend prendre le temps de l’analyser au cours des prochains jours. Les porte-paroles ne souhaitent pas en commenter le contenu sur la place publique et se réservent un temps de réflexion quant au processus », a fait savoir le syndicat. Récemment, la proposition patronale et la contreproposition syndicale s’étaient heurtées à un mur.

« Dans ce document, il y a des concessions autant pour la partie syndicale que [pour] la partie patronale. »

— Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale

Celui qui s’attend à ce que les patrons d’ABI soumettent la proposition à la maison mère, Alcoa et Rio Tinto, et que le syndicat aille voir ses membres, a poursuivi : « Je suis profondément convaincu que cela représente une proposition acceptable, raisonnable. » 

Il a minimisé la sortie de François Legault, qui avait clairement pris parti pour la partie patronale, en soulignant l’importance des salaires de 92 000 $ par année et l’appétit des salariés pour les libérations syndicales.

Si cette tentative est repoussée ? « On verra ! », s’est contenté de dire le ministre Boulet, indiquant clairement toutefois qu’il n’était pas question de loi spéciale dans ce conflit. 

Concernant l’imposition d’un arbitre – une voie prévisible devant une telle impasse –, les deux parties doivent être d’accord. Le projet d’entente déposé hier amènera « minimalement » les parties à reprendre un dialogue au point mort depuis quelques semaines, espère le ministre.

Retour sur le conflit en trois questions

PHOTO ARCHIVES LE NOUVELLISTE

Le conflit de travail qui dure depuis 15 mois à l’Aluminerie de Bécancour – et qui touche directement 1030 travailleurs – réduit de 500 millions de dollars le produit intérieur brut du Québec, a observé hier le ministre du Travail Jean Boulet en point de presse.

Pourquoi le conflit dure-t-il depuis si longtemps ?

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, a déposé hier une hypothèse de règlement du conflit à l’Aluminerie de Bécancour qui dure depuis 15 mois. Comment un conflit peut-il durer aussi longtemps ? Jean-Claude Bernatchez, professeur titulaire en relations de travail à l’Université du Québec à Trois-Rivières, émet quelques hypothèses.

« Dans cette usine, il y a des dirigeants américains, qui sont bons, mais qui ont des intentions différentes des nôtres en ce qui a trait au modèle de relations de travail, avance-t-il. Aux États-Unis, on ne voit pas le syndicalisme comme ici. »

Par ailleurs, plusieurs accrochages sont survenus ces dernières années entre l’employeur et ses salariés. On pense au taux horaire négocié pour les étudiants par l’employeur qui avait été remis en question à la hausse par le syndicat, qui a eu gain de cause. Ceci a engendré une facture rétroactive salée pour ABI.

Il y a eu aussi, rappelle-t-il, la poursuite de 19 millions d’Alcoa contre les Métallos accusés de dommages, à l’automne 2017. « Mais au-delà de tout ça arrive la question d’une vision de l’avenir différente de part et d’autre, dit Jean-Claude Bernatchez. Comme la mise en place du travail en continu et l’abolition des quotas, chères à la direction qui pourrait ainsi réduire ses effectifs de 130-140 postes. Et la question de la sécurité d’emploi notamment, qui est le nerf de la guerre pour les employés. »

Qui souffre le plus ?

Malgré le lock-out, Alcoa (qui possède ABI à 75 %) a 22 autres alumineries dans le monde. ABI représente 8 % de toute sa production d’aluminium. « Mais elle a des capacités de substitution, analyse Jean-Claude Bernatchez. Les ventes d’Alcoa ont connu une augmentation de 15 % l’an dernier, donc elle ne perd pas tant que ça.

« Quant à l’argument que les Québécois écopent à cause des pertes de revenus de 215 millions d’Hydro-Québec, vu le conflit, il faut aller voir ses résultats : ses profits ont augmenté de 346 millions en 2018. Cela dit, les travailleurs et les entreprises du coin perdent. Selon le ministre Boulet, les conséquences économiques sont de l’ordre de 500 millions depuis le début du conflit. »

Selon M. Bernatchez, on pourrait aussi calculer les 45 millions en impôts perdus, si on tient compte du fait que 1030 travailleurs sont payés en moyenne 91 600 $ par an.

Enfin, si le retour au travail des syndiqués se fait sur plusieurs mois après le règlement du conflit, comme le souhaite ABI, de nombreux travailleurs seront sans salaire ni allocations syndicales pendant des mois.

Est-ce que l’hypothèse de règlement est une bonne chose ?

« Une telle action, ça n’existe pas dans le Code du travail », note Jean-Claude Bernatchez. Jean Boulet, « un très bon praticien », l’a déposée conséquemment à une promesse électorale de François Legault. « Cette hypothèse peut permettre de comprendre la médiation de Lucien Bouchard et Jean Nolin, estime M. Bernatchez. Cela dit, le syndicat a déjà dit qu’il n’en voulait pas. Ça reste une occasion de régler le conflit. Autrement, l’employeur, qui rénove présentement son usine, peut attendre encore quelques mois. »