Au moment où Transcontinental se déleste de ses journaux hebdomadaires, certains de ses employés ont choisi d'aller à contre-courant en décidant de quitter l'entreprise pour racheter certaines des publications mises en vente par leur employeur.

Ces derniers font le pari d'être en mesure de réussir là où le réseau de l'imprimeur et éditeur a éprouvé des difficultés au cours des dernières années: les relations avec les communautés locales.

«La décroissance (des revenus) que nous avons vécue, c'est parce que l'on a oublié que l'information devait être locale», explique Dave Beaunoyer, un ex-cadre de Transcontinental à la tête d'un groupe ayant mis la main sur «L'Express» de Drummondville en août dernier.

Des huit transactions réalisées par Transcontinental depuis la mise en vente, en avril, trois ont été réalisées avec des employés qui ont décidé de voler de leurs propres ailes en achetant certaines publications.

En raison de la taille de son réseau - 93 publications au moment de l'annonce de la vente en avril dernier - l'imprimeur et éditeur avait centralisé au fil du temps plusieurs activités liées à la production, aux ventes et marketing ainsi qu'à la rédaction.

Pour certains ex-employés devenus acheteurs, la centralisation survenue au sein de la division médiatique de l'entreprise a fait en sorte que la flexibilité des hebdomadaires s'est effritée.

«Transcontinental était remplie de bonnes intentions, nuance M. Beaunoyer. Mais par exemple, le printemps n'arrive pas en même temps partout au Québec. Lorsque l'on produit un cahier sur le jardinage pour l'ensemble de la chaîne, les résultats ne sont pas nécessairement toujours au rendez-vous.»

Le son de cloche est similaire du côté de la présidente de Gravité Média, Julie Voyer, qui après avoir passé 11 ans au sein de Transcontinental - notamment comme directrice générale pour la Montérégie - a mis la main sur six journaux de la banlieue sud de Montréal le mois dernier.

La femme d'affaires de 36 ans voyait dans ces publications l'occasion de recommencer à tisser des liens avec des annonceurs locaux ayant décidé d'opter pour d'autres avenues, comme la publicité en ligne.

«Si je suis un annonceur et que je me fais appeler par un bureau à Montréal pour me faire dire que mon paiement est en retard, même si je respecte presque toujours les échéanciers, ce n'est pas plaisant. Le client n'était plus aussi bien traité qu'auparavant», dit-elle.

Un an plus tard

Un peu plus d'un an après avoir racheté «La Sentinelle» de Chibougamau des mains de son employeur, Karine Desbiens estime que la décentralisation de la gestion lui a permis de changer son modèle d'affaires.

En raison d'une certaine «lourdeur administrative» chez Transcontinental, il était parfois plus complexe de régler certains problèmes «à l'interne», affirme-t-elle.

«Parfois, des grandes compagnies nous donnent une grille tarifaire et c'est difficile de déroger de ces prix si l'annonceur, pour une raison ou une autre, a moins de moyens financiers à sa disposition, explique Mme Desbiens. C'est difficile de faire preuve de flexibilité.»

Si l'imprimeur et éditeur se félicite de voir que certains de ses employés s'intéressent aux journaux en vente, une porte-parole, Katherine Chartrand, n'a pas voulu dire si l'on devrait s'attendre à d'autres transactions du genre prochainement.

Au cours d'un entretien téléphonique, celle-ci a affirmé qu'il y avait «beaucoup d'intérêt d'éditeurs indépendants ou d'employés».

Quant à la décision de regrouper certaines activités, Mme Chartrand a affirmé que ce modèle d'affaires était pertinent lorsque Transcontinental était propriétaire de journaux en Saskatchewan, en Ontario ainsi que dans les Maritimes.

Elle a également concédé que certaines initiatives ne convenaient pas nécessairement à toutes les régions.

«Il y avait parfois certains types de concours à l'échelle provinciale, ce qui ne représentait peut-être pas le meilleur des modèles pour toutes les régions», a indiqué Mme Chartrand, sans toutefois donner d'exemple précis.

De la diversification, mais des défis

Dans un univers où la place de la publicité numérique ne cesse de croître, M. Beaunoyer et Mme Voyer sont conscients des défis qui se dressent devant eux, ce qui ne les empêche pas de continuer à faire le pari que le papier a toujours sa place dans l'univers de la presse régionale.

Sans dévoiler de chiffres, M. Beaunoyer et Mme Voyer affirment que les hebdomadaires acquis sont rentables.

L'an dernier, avant que Transcontinental décide de quitter le secteur de la presse régionale, le secteur des médias ne représentait que 15,5 % de son chiffre d'affaires de 2 milliards $, comparativement à 19 % des recettes totales en 2015.

Lorsque le processus de vente avait été annoncé, le réseau des journaux régionaux de l'entreprise comptait quelque 1000 salariés, comparativement à environ 1500 à la fin de 2016.

Avec plus de flexibilité à sa disposition depuis un mois, M. Beaunoyer a également à l'oeil sur d'autres sources de revenus pour «L'Express».

«Si on doit ajouter un volet d'organisation d'événements à l'entreprise (...) on peut le faire. Nous pouvons également vendre des services de graphisme. Ce sont des choses qu'on ne pouvait faire auparavant», dit-il.

Le nouveau propriétaire de «L'Express» a pu réaliser sa transaction grâce à l'appui de gens d'affaires locaux, qui, assure-t-il, ne s'ingèrent pas dans le contenu éditorial.

«C'est comme si mes parents m'avaient aidé à lancer une entreprise ou des »dragons« si j'avais été à l'émission de télévision, dit M. Beaunoyer. Ce sont des gens qui ont cru à mon projet. Le journal, il est rentable.»

Pour Kelly Toughill, professeure associée à l'école de journalisme de l'Université King's College, la diversification évoquée par le propriétaire de «L'Express» a été réalisée avec succès par l'hebdomadaire «The Coast», à Halifax.

Toutefois, celle-ci prévient que les journaux désireux de procéder à ce genre de diversification doivent s'assurer de ne pas s'éloigner de l'essentiel - la production d'information.

«Par exemple, il ne s'agit pas d'offrir de la consultation en matière de médias sociaux, explique Mme Toughill. Le contenu doit demeurer au centre du modèle d'affaires.»

Pour la directrice du Centre d'études sur les médias de l'Université Laval, Colette Brin, il est intéressant de voir que certains essaient «autre chose», alors que le modèle de Transcontinental semblait avoir «fait son temps».

Toutefois, à son avis, il est difficile de savoir si ce désir de se rapprocher des communautés locales constitue un modèle d'affaires qui pourra pérenniser la presse régionale à long terme.

«Le retour sur investissement pour un annonceur aujourd'hui est beaucoup moins clair dans un hebdomadaire par rapport à une publicité sur Google (...) où l'on peut mesurer l'impact d'une publicité. C'est un défi», dit-elle.

Mme Brin souligne également qu'un modèle d'affaires plus local peut soulever certaines questions quant à l'indépendance, dans certaines régions, des publications vis-à-vis les autorités locales et certaines industries.