À en croire la couverture médiatique, on a l'impression que le secteur public a l'exclusivité des mauvaises surprises dans les projets informatiques. Or, les entreprises vivent sensiblement les mêmes problèmes... mais dans la discrétion.

«C'est un phénomène qui est généralisé, qu'on rencontre dans toute entreprise qui fait des projets informatiques», reconnaît Dominique Fagnoule, premier vice-président aux technologies de l'information (TI) à la Banque Nationale.

Selon le dirigeant d'origine belge, qui vit à Montréal depuis un peu plus d'un an, il ne fait pas de doute que les projets TI demeurent plus risqués que ceux d'autres domaines (l'immobilier ou les ressources humaines, par exemple).

«On s'améliore, le métier d'informaticien se professionnalise, alors les prévisions sont meilleures qu'auparavant, mais il reste encore beaucoup de travail à faire, affirme-t-il. Malheureusement, c'est une réalité: les projets informatiques ne sont pas encore arrivés à la même prévisibilité que d'autres types de projets.»

Discrétion

Difficile toutefois de connaître précisément l'étendue du problème. La plupart des grandes sociétés québécoises que La Presse Affaires a contactées pour ce reportage ont refusé de nous accorder une entrevue.

Des sondages réalisés auprès d'entreprises occidentales sont toutefois cinglants. Une étude menée depuis plusieurs années par le Standish Group, une firme de Boston, évalue que tout juste 39% des projets informatiques respectent les budgets et les échéanciers initiaux. Dans 43% des cas, il y a des retards ou des dépassements de coûts alors que 18% des projets seraient carrément des échecs.

La situation est particulièrement critique pour les projets d'envergure. Une analyse de 5400 dossiers TI effectuée en 2012 par le cabinet McKinsey et l'Université d'Oxford a conclu qu'en moyenne, les grands projets dépassent de 45% leur budget de départ et se terminent 7% plus tard qu'attendu. Pire encore, ils ne donnent que 56% de la valeur ajoutée prévue.

«Nous avons découvert que ces 5400 projets ont accumulé des dépassements de coûts totalisant 66 milliards US, soit davantage que le PIB du Luxembourg», ont écrit les auteurs de l'étude, en précisant que plus l'échéancier d'un projet est long, plus le risque de dérapage est élevé.

Robert Ouellette, grand patron des TI au Mouvement Desjardins, assure que ces données ne reflètent pas la réalité dans la coopérative financière. Le service des TI de Desjardins est le plus grand au Québec pour une entreprise non spécialisée dans ce secteur: il regroupe 2800 employés qui travaillent simultanément sur pas moins de 450 projets.

«Si on avait un bilan aussi mauvais, je ne serais peut-être pas là pour vous en parler, lance M. Ouellette au cours d'un entretien téléphonique. On est vraiment loin de ces statistiques-là. Je suis très fier de notre moyenne au bâton.»

Chez Desjardins, «80% de nos projets vont bien», assure Robert Ouellette. «Il y en a 20% pour lesquels on a besoin de resserrer les choses à un moment ou l'autre.» À la Banque Nationale, on fait état de chiffres semblables. Dans les deux institutions, on dit ne pas avoir vécu d'échec majeur en TI au cours des dernières années.

Des pièges partout

D'innombrables raisons expliquent la difficulté de planifier avec précision les projets TI. Parmi les principales: la complexité de travailler avec des systèmes existants qui ne datent pas d'hier.

«Quand on rénove, des fois on ouvre le mur et on voit le gâchis, c'est souvent comme ça en TI», résume Guy Daneau, vice-président principal aux services informatiques à l'Industrielle Alliance.

Le recours à des technologies avec lesquelles une entreprise n'est pas familière accroît également le risque. Chez Desjardins, dans la phase initiale d'un projet d'innovation, on prévoit d'importantes provisions pour contingences: elles oscillent généralement entre 50 et 80% du budget initial. «C'est normal, on est dans l'inconnu», dit Robert Ouellette.

La mise en place du programme Ajusto de Desjardins Assurance, qui permet de réduire la prime des conducteurs automobiles en fonction de leur conduite (grâce à la télématique), faisait partie de ces projets, mais M. Ouellette n'a pas voulu préciser s'il y a eu des dépassements de coûts importants.

La marge de manoeuvre de 50 à 80% ne surprend pas Sylvain Goyette, professeur à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM. Pour sa thèse de doctorat, publiée en 2012, il a interrogé des représentants d'une dizaine d'entreprises internationales. Celles-ci se donnent des «zones de tolérance» variant de 30 à 100% du budget de leurs projets informatiques, et ce, peu importe le type.

«La nature humaine profonde fait en sorte que les coûts sont presque toujours sous-estimés et les bénéfices, surestimés», note M. Goyette.

Les mauvaises relations avec des firmes de consultants externes expliquent aussi de nombreux dépassements de coûts et retards. «On ne peut pas improviser une impartition», relève M. Fagnoule.

Risque outre-mer

Le risque est particulièrement élevé quand du travail de développement est effectué outre-mer. L'Industrielle Alliance vient d'en faire l'expérience avec un projet confié en partie à un sous-traitant établi en Inde. Après avoir dépensé 3 millions, soit la moitié du budget prévu au départ, l'assureur de Québec a décidé d'arrêter les travaux, les retards étant trop importants.

«Il était très difficile de faire le suivi à distance, il aurait fallu aller sur le terrain», explique M. Daneau, en précisant toutefois que de tels échecs sont rarissimes à l'Industrielle Alliance.

Alors, est-ce que la situation est aussi décevante dans le secteur privé que dans le public? Selon l'étude McKinsey-Oxford et la plupart des spécialistes interviewés pour ce reportage, il y a peu ou pas de différence entre les deux sphères.

Dans le secteur privé, par contre, le risque de certains projets a diminué avec les années. C'est notamment le cas de la mise en place de progiciels de gestion intégrés, les fameux ERP. Il y a 10 ans, les dépassements de coûts «pouvaient être astronomiques», rappelle Sylvain Goyette. Aujourd'hui, les mauvaises surprises sont plus rares, l'industrie informatique étant beaucoup plus expérimentée en la matière.

En revanche, dans le secteur public, les besoins sont souvent très précis, ce qui nécessite des systèmes personnalisés dont le développement est plus risqué.

CINQ FIASCOS CÉLÈBRES

L'histoire récente regorge d'échecs informatiques vertigineux. En voici cinq.

1. Hershey

En 1999, le confiseur américain Hershey a connu d'importants problèmes avec la mise en place d'un nouveau système de prises de commandes, et ce, pendant la période cruciale précédant l'Halloween. Résultat? L'entreprise a été incapable de livrer pour 100 millions US de chocolats Kisses, ce qui a retranché près de 20% à ses profits trimestriels.

2. Nike

En 2000, le géant des vêtements de sport s'est lancé dans une mise à jour de ses progiciels de gestion intégrés (ERP), un investissement de 400 millions US. Or, le projet, trop ambitieux, a fait perdre des ventes estimées à 100 millions US, ce qui a mené à une chute de 20% de l'action de Nike et à plusieurs recours collectifs.

3. HP

En 2004, la multinationale américaine HP, qui s'y connaît pourtant en informatique, a frappé une «tempête parfaite» avec son projet d'uniformiser ses systèmes ERP nord-américains. Une série de petits problèmes s'est transformée en une immense boule de neige qui a coûté 160 millions US en pertes de revenus, soit cinq fois le budget prévu pour le projet.

4. Levi's

En 2003, le célèbre fabricant de jeans a entrepris de moderniser ses systèmes informatiques vieillissants. L'entreprise a retenu les services des firmes bien connues SAP et Deloitte. Or, le budget initial de 5 millions US a vite été grevé quand Walmart a réclamé que le nouveau système de Levi's soit totalement compatible avec le sien. Pendant la transition, l'entreprise a dû fermer pendant une semaine ses trois centres de distribution aux États-Unis. Le fiasco s'est soldé par la démission du chef de l'informatique et une radiation comptable de... 193 millions US.

5. Hart

Un cas peu connu, qui illustre la vulnérabilité des entreprises de plus petite taille à l'égard des projets informatiques. La chaîne québécoise de magasins d'articles au rabais s'est placée sous la protection des tribunaux en 2011 en raison de la chute de ses ventes et du coût plus important que prévu de son nouveau système de gestion des stocks. De plus, la transition a été périlleuse: les vérificateurs comptables de Hart ont découvert en 2012 «plusieurs différences» dans les données sur les stocks contenues dans l'ancien système et le nouveau. Ces écarts ont nui à la précision des résultats financiers pendant plus d'un an.

COMMENT RÉDUIRE LES RISQUES?

1. Bien définir les besoins

C'est «LE» truc que donnent tous les experts à qui nous avons parlé. «Le critère de base du succès, c'est de clarifier les attentes et les besoins», affirme David Marotte, PDG de FXinnovation, une firme d'impartition. Si les besoins sont mal définis au départ, il faudra en ajouter en cours de route, ce qui causera des délais et des coûts additionnels. Cela ne veut pas dire qu'il faille multiplier les exigences. Le projet risque alors de devenir inutilement complexe. «On va avoir une Rolls-Royce alors qu'on souhaitait avoir une Volks, avec une facture en conséquence», dit Dominique Fagnoule, de la Banque Nationale, qui mise beaucoup sur la simplicité des systèmes pour maîtriser les coûts.

2. Impliquer les usagers

Pour bien définir les besoins auxquels doit répondre un projet informatique, il importe de consulter les usagers en amont. Dans plusieurs entreprises, on intègre désormais de façon systématique des représentants du secteur d'affaires à qui est destiné le futur système dans l'équipe de développement. Une telle collaboration demande toutefois de la planification. «Les gens ont besoin de savoir à l'avance combien de temps ils devront s'éloigner de leur travail habituel pour se consacrer à cette tâche», note Michael Burns, de 180 Systems.

3. Constituer un savoir-faire à l'interne

Comme au ministère des Transports, où l'on a commencé à se reconstituer une équipe d'ingénieurs, plusieurs entreprises ont redécouvert les vertus d'un service informatique fort à l'interne. À l'Industrielle Alliance, le nombre d'informaticiens est passé de 150 à plus de 550 au cours des 10 dernières années. À l'instar du Mouvement Desjardins et de la Banque Nationale, l'assureur a comme objectif d'effectuer 75% de son travail informatique à l'interne et 25% à l'externe. «Au-delà de 25%, les coûts commencent à être supérieurs à ceux de nos propres ressources», indique Guy Daneau de l'Industrielle Alliance. Autre avantage de travailler à l'interne: une plus grande efficacité. «C'est important que les gens des TI aient une bonne compréhension du domaine d'affaires», relève Robert Ouellette de Desjardins.

4. Y aller par étapes

Les statistiques sont claires: plus un projet est gros, plus il risque de déraper. «Les entreprises tolèrent de moins en moins les grands projets, elles en sont devenues allergiques», constate Sylvain Goyette, professeur à l'UQAM. La solution? Séparer les projets en phases, ce qui permet de bénéficier plus rapidement des nouvelles fonctionnalités. En prenant de plus petites bouchées, il est aussi plus facile de corriger le tir quand des imprévus surviennent. «Là où ça peut être désastreux, c'est si on ne s'en rend pas compte et qu'on n'agit pas rapidement, signale M. Ouellette. Plus on attend, plus ça devient difficile de redresser la situation.»

5. Choisir le bon fournisseur

La sélection des partenaires externes, qu'il s'agisse de consultants ou de fournisseurs de logiciels ou d'équipement, est d'une importance primordiale. «Les clients sont tellement écoeurés des dépassements de coûts qu'ils cherchent des firmes qui sont plus spécialistes, qui ont développé une vélocité et un savoir-faire dans certains types de projets», soutient David Marotte. Par ailleurs, les entreprises s'attendent de plus en plus à ce que les fournisseurs se portent garants des résultats. Chez FXinnovation, les contrats à prix fixe et à partage de risques gagnent d'ailleurs en popularité. Mais pour que cette formule fonctionne, le client et le fournisseur doivent adapter leurs façons de travailler. «Il faut que les deux organisations créent une équipe conjointe, une culture commune», indique M. Marotte.

L'INDUSTRIE DES TI AU QUÉBEC

7800

Nombre d'entreprises (65% d'entre elles ont moins de cinq employés)

176 300

Nombre d'employés (2013)

30

Revenus en milliards (2011)

Sources: TechnoCompétences, ministère de l'Économie du Québec