Après deux ans et demi de discussions, Montréal s'est assuré de son Grand Prix jusqu'en 2024. «Probablement la plus longue négociation que j'ai eu à mener», dit le grand patron de la Formule 1, Bernie Ecclestone, qui a accordé une entrevue exclusive à La Presse. Une négociation qui a vu passer quatre maires de Montréal, trois premiers ministres du Québec, mais un seul négociateur en chef: Michael Fortier.

Le grand manitou de la F1 voulait renégocier le contrat en cours. À travers scandales municipaux et élections provinciales, les discussions sur la présentation du Grand Prix de Formule 1 ont connu plus d'un rebondissement. Retour sur une entente millionnaire.

1. L'argument du pont Champlain

«Je te propose de rouvrir l'entente.»

Après avoir négocié l'entente de 2009 pour le retour du Grand Prix du Canada, l'ex-ministre et banquier d'affaires Michael Fortier savait qu'il devrait un jour reprendre les discussions avec Bernie Ecclestone. Il ne pensait toutefois pas que le coup de fil viendrait aussi rapidement, au début de l'année 2012, alors qu'il restait encore trois Grands Prix sur cinq à l'entente en vigueur. «Les modalités financières seraient différentes, lui dit Bernie Ecclestone. Un montant de 15 millions par année qui n'augmente pas, ça n'existe nulle part ailleurs. Tu as trop bien négocié la première fois, ça a posé des problèmes avec les autres Grands Prix.»

Au départ, Bernie Ecclestone demande une hausse de 4% à partir du Grand Prix 2012, même si les courses de 2012, 2013 et 2014 sont toujours couvertes par l'entente en vigueur. En clair, il veut une hausse rétroactive de la contribution de 15 millions par année des gouvernements (qui reçoivent aussi 30% des revenus des billets d'admission générale). «Je vais passer le message, mais je ne suis vraiment pas sûr qu'on va aller là [les hausses rétroactives]», le prévient Michael Fortier.

Le négociateur en chef du dossier - à titre bénévole, comme la dernière fois - retourne donc voir ses interlocuteurs à Québec (le ministre des Finances, Raymond Bachand), Ottawa (le ministre Denis Lebel) et Montréal (le maire Gérald Tremblay). «On est revenu avec une hausse de 3% sans rétroactivité, puis on s'est entendus avec 4%», dit Michael Fortier. Les deux parties conviennent aussi rapidement d'une entente d'une durée de dix ans au lieu de cinq.

Autre changement majeur demandé dans la nouvelle entente: de nouveaux garages («paddocks» en langage de F1) pour les équipes et les loges. Une demande jugée légitime par les gouvernements. «Certaines installations dataient presque de l'Expo 67», dit Raymond Bachand.

Soit, la facture supplémentaire pour ces garages est estimée à 33 millions, mais les gouvernements pourraient en récupérer une partie à long terme. «Les paddocks, ce sont des billets à 4000 ou 5000$ pour le week-end, pour la plupart des touristes. Si on peut avoir plus de paddocks, ce sont des touristes de plus qui viendront dépenser à Montréal.» Un compromis a lieu: le promoteur de la course - dans ce cas-ci François Dumontier - acquittera 10% de la facture, soit 3 millions.

Il y a toutefois un problème avec le financement public des garages: Ottawa ne peut pas financer sa part (environ 10 millions). «Denis Lebel me dit qu'il ne peut pas investir dans des infrastructures de sport professionnel, dit Raymond Bachand. Ottawa venait de dire non à l'amphithéâtre à Québec.»

Les gouvernements conviennent alors que la Ville de Montréal prendra la responsabilité de refaire les garages. En contrepartie, Montréal sera compensée par des redevances plus importantes sur les revenus de billetterie. Résultat: au final, les trois ordres de gouvernement paieront chacun le tiers de la facture totale de 219 millions, soit les subventions de 187 millions à Formula One et les rénovations de 32 millions aux installations.

«Ça faisait plus de sens que ce soit Montréal qui investisse dans les infrastructures, car c'est la Ville qui est responsable du parc Jean-Drapeau, mais nous voulions respecter le principe du tiers-tiers-tiers entre les trois paliers de gouvernement», dit Raymond Bachand.

Une fois que les gouvernements se sont entendus avec Bernie Ecclestone pour construire de nouveaux garages, le grand patron de Formula One les veut très rapidement au début de la nouvelle entente. «Vous êtes capables de construire un pont [le pont Champlain] pour 5 milliards en 2018 et vous n'êtes pas capables de construire des garages de 30 millions rapidement? Appelez un gars et faites-les construire», dit-il à Michael Fortier, qui sourit en racontant l'anecdote. «Je lui répondais: «Bernie, ça ne marche pas comme ça.» »

Les deux parties s'entendront finalement pour construire les garages de F1 au plus tard en 2017. Un an avant l'échéance du nouveau pont Champlain...

2. La clause New York

Juin 2012. Les voitures de F1 filent à toute allure sur la piste du circuit Gilles-Villeneuve quand Michael Fortier et Raymond Bachand entrent dans la roulotte de Bernie Ecclestone, qui joue au backgammon avec un monsieur qu'ils ne reconnaissent pas immédiatement.

Si le grand patron de la F1 les a convoqués, ce n'est pas pour regarder la course. Il veut plutôt avoir une entente de principe pour la prolongation du Grand Prix du Canada avant que Lewis Hamilton ne monte sur la plus haute marche du podium, ce jour-là.

Les questions d'argent ont été réglées assez rapidement, mais un point majeur achoppe toujours après six mois de négociations. Comme tout le monde, les gouvernements ont entendu parler dans les médias du projet de Bernie Ecclestone de tenir une course de F1 à New York. Et ils s'inquiètent d'une baisse importante du nombre de touristes étrangers - américains, surtout -, si ceux-ci avaient soudainement le choix entre New York et Montréal. «Surtout que le Grand Prix à New York aurait eu lieu immédiatement après celui de Montréal», dit Michael Fortier.

Droit de retrait

Les gouvernements proposent alors une solution qui ne fait pas l'affaire de Bernie Ecclestone: obtenir un droit de retrait en cas d'une nouvelle course à New York. «Nous voulions coexister un ou deux ans pour voir si nos craintes étaient fondées ou non», dit Michael Fortier. Sur ce point, Bernie Ecclestone ne veut pas céder, d'autant plus qu'il comprend mal les doléances de ses partenaires d'affaires. «Ç'aurait été bénéfique pour Montréal qu'il y ait eu une course dans la région de New York», dit-il encore aujourd'hui à La Presse.

Les discussions se poursuivent durant une trentaine de minutes. Puis, le duo Fortier-Bachand accepte de céder sur la question du droit de retrait. Les trois hommes se serrent la main. «Nous sommes sortis de là en se disant: «On a un deal!» », se rappelle Michael Fortier, tandis que le grand patron de la F1 retourne à sa partie de backgammon avec le célèbre pilote Mario Andretti, champion du monde de 1978.

Il faudra pourtant deux ans avant d'annoncer officiellement l'entente. Car en F1, sur la piste comme en affaires, chaque petit détail compte.

3. Élections, démissions et garanties

«Il y a un vieux principe en fusions et acquisitions: quand t'as une entente, tu l'annonces», dit Raymond Bachand.

À l'été 2012, l'ancien PDG du Fonds de solidarité FTQ et ministre des Finances du Québec a toutefois eu de la difficulté à appliquer ce principe au cas du Grand Prix. De toute façon, une entente de principe conclue à la mi-juin peut difficilement passer dans la machine gouvernementale avant la fin de l'été. Puis, au début d'août, le premier ministre Jean Charest déclenche des élections. Or, Ottawa a comme politique de ne pas faire d'annonce dans une province en élection.

«Ç'aurait pu être tentant [d'annoncer l'entente en campagne électorale], dit Raymond Bachand en riant. Tu n'annonces pas de nouvelles subventions en campagne électorale parce que ça donne l'impression d'acheter des votes, mais c'était le renouvellement d'une entente existante. Au fond, Ottawa a pris la décision pour moi.»

De toute façon, aucun document officiel ne circule entre les avocats durant l'été. Et à l'automne, Michael Fortier demande un peu de temps à Bernie Ecclestone pour sonder le nouveau gouvernement en place. Le gouvernement Marois avalise l'entente de principe conclue par le ministre Bachand et offre toute sa collaboration au négociateur bénévole Michael Fortier.

Juste au moment où la machine gouvernementale recommence à tourner à Québec, une autre tuile tombe sur Michael Fortier: le maire Gérald Tremblay démissionne à la suite de révélations à la commission Charbonneau. Le négociateur québécois perd ainsi son interlocuteur montréalais alors que les différents ordres de gouvernement doivent s'entendre pour diviser la facture des garages.

Assermenté maire de Montréal en novembre 2012, Michael Applebaum démissionne à son tour en juin 2013, quelques jours après le Grand Prix où il insistait tant pour rencontrer Bernie Ecclestone. « Il appuyait le projet autant que Gérald [Tremblay], mais il voulait prendre le contrôle, jouer un rôle de premier plan alors que les négociations étaient avancées», dit Michael Fortier. L'ancien ministre fédéral, qui a visité Bernie Ecclestone une quinzaine de fois à Londres - il s'y rend souvent pour son travail de vice-président du conseil de RBC Marchés des capitaux -, l'exhorte à la patience.

«Je pense que ce fut la plus longue négociation que j'ai menée, dit Bernie Ecclestone en entrevue à La Presse. Ç'a été plutôt bizarre. Par contre, c'est vrai qu'il n'y avait pas de date butoir immédiate, donc ce n'était pas comme si nous devions nous entendre rapidement.»

Il reste aussi deux points litigieux à régler avec Bernie Ecclestone. Des questions mineures en apparence, mais qui feront retarder essentiellement de deux ans l'annonce d'une entente.

D'abord, Bernie Ecclestone hésite à garantir les obligations du promoteur François Dumontier vis-à-vis des gouvernements comme c'était le cas depuis 2009. Ensuite, il ne veut pas rembourser un cent aux gouvernements pour les coûts des nouveaux garages, si la F1 devait ne plus respecter sa part du contrat et annuler le Grand Prix du Canada.

Les gouvernements n'en démordent pas: pas de garantie d'un remboursement sur la valeur amortie des garages, pas d'entente. «C'était trop important pour nous, dit Michael Fortier. Nous prenions déjà beaucoup de risques, nous avions abandonné la cause de la course de New York.»

Ce serait ce dernier point qui a été réglé vendredi dernier au téléphone entre Bernie Ecclestone et Michael Fortier, qui bénéficiera dans les derniers mois de l'appui du maire de Montréal, Denis Coderre, son ancien adversaire politique à Ottawa alors que l'un était ministre conservateur et l'autre, député libéral. «Denis s'est investi là-dedans, il a été un leader dans ce projet dans les derniers mois, dit Michael Fortier. Il a une capacité de synthèse qui m'impressionne. Il a compris ce qu'il fallait faire dans le dernier droit.»

4. L'ombre de Geoff Molson

Autre raison retardant la conclusion de l'entente de principe conclue dans la roulotte de Bernie Ecclestone en juin 2012: si Formula One Management détient les droits sur les Grands Prix de F1, l'entreprise dirigée par Bernie Ecclestone n'est pas le promoteur du Grand Prix du Canada. À ce chapitre, l'entreprise est plutôt associée au promoteur François Dumontier (Groupe de course Octane). Le Grand Prix du Canada implique trois ententes: celle entre les gouvernements et Formula One Management (187 millions sur 10 ans), celle entre Formula One Management et le promoteur Groupe de course Octane, et le bail entre Octane et la Ville de Montréal pour la location du circuit Gilles-Villeneuve.

Les négociations pour renouveler l'entente entre Formula One Management et Groupe de course Octane sont plus compliquées que prévu. D'abord, les obligations du promoteur local ont changé. Il doit notamment avancer 3 millions pour rénover les garages, et les redevances gouvernementales sur les billets (outre les loges) sont passées de 30% à 33% en vertu des nouvelles ententes.

Il y a aussi l'ombre de Geoff Molson. Le président du Groupe CH, qui possède dans son giron le promoteur evenko, s'intéresse assez à la F1 pour avoir eu des discussions avec Bernie Ecclestone en 2013, selon nos informations. Mais M. Molson n'a pas voulu commenter le dossier, hier.

Formula One Management a reconduit son entente avec François Dumontier, qui avait d'ailleurs Geoff Molson dans sa loge pour la course, dimanche dernier. Il a été impossilbe d'avoir la version de M. Dumontier hier.

Un grand absent dimanche dernier au circuit Gilles-Villeneuve: Bernie Ecclestone. «Je devais y aller, mais j'étais occupé ici avec plusieurs choses. J'adore Montréal», dit-il en entrevue à La Presse. Le procès de M. Ecclestone pour corruption et abus de confiance a actuellement a actuellement lieu en Allemagne, où il risque jusqu'à 10 ans de prison.

Après le Grand Prix d'Angleterre, Montréal obtient ainsi la plus longue entente (10 ans) de la F1. «C'est une bonne entente pour toutes les parties. Nous voulions prolonger le Grand Prix du Canada», dit Bernie Ecclestone. Le grand manitou de la F1 rappelle que son entente montréalaise est plutôt atypique dans le contexte de la course automobile.

----------------

L'ENTENTE DU GRAND PRIX EN CHIFFRES

> 186,7 millions pour 10 ans

> Moyenne de 18,7 millions par année: contributions gouvernementales payées à Formula One Management pour la présentation du Grand Prix de Formule 1 du Canada à Montréal. Pour l'entente 2009-2014, les contributions gouvernementales étaient de 15 millions par année.

> 4%: hausse moyenne des contributions gouvernementales à Formula One Management pendant la nouvelle entente (période 2015-2024).

> 62,4 millions: contribution du gouvernement du Canada sur 10 ans.

> 49,9 millions: contribution du gouvernement du Québec sur 10 ans.

> 12,4 millions: contribution de la Ville de Montréal sur 10 ans.

> 62 millions: contribution de Tourisme Montréal sur 10 ans par l'entremise de taxes sur l'hébergement.

> 32,6 millions: la Ville de Montréal paiera le coût total des rénovations aux installations, notamment la modernisation des garages.

> En contrepartie, la Ville de Montréal aura droit à une part plus importante des redevances sur les revenus de billetterie que les autres ordres de gouvernement, question de respecter le principe général de financement égal entre les trois ordres de gouvernement (33% d'Ottawa, 33% de Québec, 33% de Montréal).

> 33%: part des revenus à la billetterie (à l'exception des loges) qui reviendra aux gouvernements en redevances (les redevances étaient à 30% avec l'ancienne entente 2009-2014).

> Les différents ordres de gouvernement se partageront les redevances sur les billets de la façon suivante: Ville de Montréal: 46,9%; Tourisme Montréal: 31,3%; Ottawa: 14,62%; Québec: 7,95%

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE