Aux prises avec des défis financiers importants, BlackBerry (T.BB) a obtenu un privilège fiscal de la part des gouvernements fédéral et de l'Ontario en décembre dernier: toucher plus rapidement des centaines de millions de dollars lui étant dus par le fisc en raison de pertes fiscales. Une décision gouvernementale inhabituelle, selon trois professeurs de droit fiscal consultés par La Presse Affaires.

Ottawa et Toronto ont essentiellement permis à BlackBerry de déduire ses pertes fiscales sur quatre ans plutôt que sur trois ans, comme le veut la règle pour les entreprises qui peuvent déduire leurs pertes sur les profits passés et ainsi se faire rembourser des impôts payés auparavant.

Les gouvernements ont modifié cette règle de trois ans uniquement pour BlackBerry grâce à un décret de remise, un pouvoir discrétionnaire rarement utilisé et souvent réservé pour des catastrophes naturelles ou des injustices fiscales. Par exemple, Ottawa avait utilisé un décret de remise pour renoncer à des impôts dans le dossier Norbourg au profit des victimes.

En obtenant la permission de déduire ses pertes en capital et ses crédits d'impôt à l'investissement sur quatre années fiscales plutôt que trois, BlackBerry a ainsi pu abréger son année fiscale au 3 novembre dernier, récupérer immédiatement 696 millions (auxquels l'entreprise aurait eu droit de toute façon) et conserver son droit de déduire ses pertes entre le 3 novembre 2013 et le 1er mars 2014 (la fin de l'année fiscale prévue originalement) jusqu'à l'année fiscale 2011, soit quatre années fiscales auparavant. BlackBerry prévoit obtenir jusqu'à 170 millions en remboursement d'impôt payé durant l'année fiscale 2011.

Ottawa explique avoir utilisé son pouvoir discrétionnaire pour «supprimer un obstacle technique en réponse aux défis exceptionnels auxquels [BlackBerry], qui est en pleine période de transition, fait face. L'accès précoce à son remboursement d'impôt facilitera les efforts de [BlackBerry] pour réorienter son plan d'affaires», fait valoir le ministère fédéral des Finances.

Précision importante: le décret de remise accordé par Ottawa ne permettra pas à BlackBerry de réclamer davantage de remboursement d'impôt, seulement d'en obtenir une partie (696 millions) plus rapidement.

Une décision «inhabituelle»

La décision du gouvernement fédéral en vertu de son pouvoir discrétionnaire étonne néanmoins les trois professeurs de droit fiscal qu'a consultés La Presse Affaires. «Tous les contribuables doivent jouer selon les mêmes règles», dit André Lareau, professeur de droit fiscal à l'Université Laval. «C'est plutôt inhabituel, dit Art Cockfield, professeur de droit fiscal à l'Université Queen's, en Ontario. C'est vrai que BlackBerry aurait eu droit aux mêmes remboursements d'impôt, mais les gouvernements donnent clairement un bénéfice économique à BlackBerry en lui laissant toucher plus rapidement une partie du remboursement d'impôt.»

Après une demande de BlackBerry en octobre dernier, le décret de remise fédéral a été officiellement rendu en décembre en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, qui permet à Ottawa de renoncer de façon discrétionnaire à des impôts par un décret de remise s'il estime la situation «déraisonnable», «injuste» ou si «l'intérêt public le justifie». «Dans ce cas-ci, la situation n'est pas déraisonnable ni injuste, et Ottawa n'a pas expliqué dans le décret pourquoi l'intérêt public le justifiait», dit le professeur Lareau.

«BlackBerry est un employeur important en Ontario, mais beaucoup d'entreprises canadiennes, de petite taille comme de grande taille, aimeraient profiter d'une quatrième année fiscale pour déduire leurs pertes», dit Geoffrey Loomer, professeur en droit fiscal à l'Université Dalhousie, à Halifax.

Contraire à l'ALENA?

Le professeur Cockfield va même plus loin: si Ottawa a le droit d'utiliser son pouvoir discrétionnaire en vertu du droit canadien, sa décision dans le dossier BlackBerry pourrait contrevenir à l'ALENA. «Dans un contexte de libre-échange, vous ne pouvez généralement pas donner d'avantages fiscaux de la sorte, dit le professeur de droit fiscal de l'Université Queen's. Un tribunal aurait bien sûr le dernier mot, mais cette situation pourrait, à première vue, engendrer une plainte pour violation de l'ALENA.»

BlackBerry, qui avait donné des informations sur les conséquences financières de ces décrets de remise dans un document publié en décembre, n'a pas répondu hier aux questions de La Presse Affaires.