Faire son nid dans un marché où les compétiteurs s'ajoutent plus vite qu'on ne peut les voir venir et où les utilisateurs sont de plus en plus réticents à débourser nécessite des trésors d'imagination, constatent les développeurs d'applications québécois qui s'y frottent.

Sam Vermette est l'un des rares Québécois à avoir conçu une application qui a réussi à tirer son épingle du jeu à l'échelle internationale sur l'App Store. Transit est consacrée aux transports en commun et a jusqu'ici été téléchargée un peu plus de 1,1 million de fois. Il s'agissait du quatrième essai du jeune designer sur l'App Store.

«Ma première appli était un jeu du style Simon Says, avec des petits monstres, et je pensais que j'allais être riche, raconte-t-il. Mais je suis vite retombé les pieds sur terre.»

«En cinq ans, l'App Store est passé d'un magasin avec quelques petits trucs intéressants à une sorte de Walmart avec un inventaire infini», explique Marc-Antoine Ducas, vice-président de Mobilogie, agence spécialisée dans la conception d'applications.

Un autre facteur complique la vie des prétendants: la qualité des meilleures applis a considérablement augmenté. «Il devient obligatoire d'atteindre des standards très élevés, de sorte qu'en dessous d'un certain coût de développement, l'appli ne réussira jamais à voir la lumière du jour», selon M. Ducas.

La compétition est particulièrement féroce dans la catégorie des jeux vidéo. Ce rayon est de loin le plus fréquenté de la boutique virtuelle d'Apple.

«Il y a au moins 100 nouveaux jeux par jour», calcule Alain Tascan, président de Sava Transmédia, un studio montréalais qui se consacre aux jeux mobiles. «Même en disant que 99% sont mauvais, ça fait encore plus de 250 bons jeux par année.»

«Il n'y a pas de barrière à l'entrée», résume Alex Thabet, fondateur de Ludia, une entreprise québécoise qui a réussi à se hisser parmi le top 10 des éditeurs de jeux sur l'App Store.

Rien de gratuit

Si même la très grande qualité d'un produit n'est plus suffisante pour lui permettre de se distinguer dans cet environnement, que reste-t-il? De plus en plus d'éditeurs se sont résignés à investir des fortunes en marketing (voir autre texte).

«Il n'y a plus de lunch gratuit», résume M. Ducas.

La «viralité» d'une appli est aussi considérée comme un grand avantage, qui est toutefois beaucoup plus accessible aux éditeurs de jeux qu'aux producteurs d'applications utilitaires. Le jeu compétitif en ligne, par exemple, tend à augmenter le degré de viralité d'un titre. Un joueur qui aime une nouveauté jouable en ligne incitera ses amis à la télécharger pour l'affronter.

«Les éléments sociaux peuvent être difficiles à mettre en place, mais ils ont à la fois un impact sur la viralité et sur le réengagement des joueurs», observe M. Thabet.

L'idée est plus difficile à exploiter dans d'autres types d'applications, mais peut s'avérer aussi utile, croit M. Ducas. «Quand les gens se mettent à utiliser l'appli pour partager sur les réseaux sociaux, le feu peut prendre assez vite.»

999 000

Nombre d'applications actives dans l'App Store américain à la mi-décembre 1

120 000

À titre comparatif, nombre approximatif de produits (SKU) différents dans un Walmart canadien

38 148

Nombre d'applications ajoutées lors du mois d'octobre, soit 1231 par jour en moyenne 1

1. Source: 148apps.biz

Dépenser, une nécessité

Il est de moins en moins possible d'y échapper: pour se démarquer sur l'App Store, il faut payer. Parfois plus cher que pour développer son appli.

Pour faire la promotion de ses jeux, l'éditeur québécois de jeux mobiles Ludia peut dépenser jusqu'à 600 000$ en une seule semaine. «Ça peut dépasser le budget de développement du jeu», confie le PDG, Alex Thabet.

Pour obtenir du succès, il faut frapper fort et rapidement, estime-t-il.

«C'est très important de concentrer nos efforts dans le moins de temps possible, de façon à se hisser dans le top 10 ou le top 5 des plus populaires sur l'App Store. Une fois qu'on est là, on commence à obtenir des téléchargements "organiques".»

Il n'est pas le seul à s'être rendu à cette réalité.

«Il n'y a aucun doute, le budget de marketing doit être important», estime lui aussi Rémi Racine, PDG de Behaviour, aussi active dans les jeux vidéo. «Ça doit être au moins 50% du budget de développement, sans quoi, ça va être difficile. Il y en a qui y arrivent, mais c'est difficile.»

Une bonne méthode, selon M. Racine, est d'«acheter» les 100 000 premiers utilisateurs, pour se constituer une base. «Même les gros jeux qui fonctionnent le font quand ils veulent modifier le profil démographique de leurs joueurs ou investir de nouveaux territoires», observe-t-il.

Le PDG du studio Sava Transmédia, Alain Tascan, estime pour sa part qu'il faut débourser entre 1 et 5$ pour attirer chaque nouveau joueur. «En faisant cela, on peut espérer atteindre le top 20. Mais encore là, il faut réussir à y rester.»

Facebook, un nouveau venu

Où investir cet argent? Les possibilités sont variées et commencent inévitablement par la publicité mobile ou placée directement à l'intérieur d'autres jeux produits par le même éditeur ou un partenaire.

Un nouvel acteur important a toutefois fait son entrée sur ce marché il y a quelques mois: Facebook. L'application Facebook pour les appareils iOS et Android permet maintenant à des annonceurs de s'afficher dans son fil d'actualité. Quand le produit annoncé est une application mobile, on peut même insérer un bouton qui lance directement l'installation. La méthode fait fureur.

«Ils n'étaient pas là il y a un an et ils sont déjà devenus notre plus important canal», souligne Alex Thabet.

Ubisoft, qui a fait appel à ce procédé pour faire la promotion de son jeu mobile Watch_Dogs Live, estime que cette stratégie lui a permis de réduire son coût d'acquisition de 50% et a généré 90% des téléchargements.

«Ce placement a de nombreux avantages, car il permet d'accéder à une source de connexion mobile très importante sur notre cible et d'exploiter la richesse des possibilités de ciblage de Facebook», explique Lucile Bousquet, directrice sénior, marketing et communications.

D'autres façons de se démarquer

Utiliser des marques connuesTous les intervenants interrogés l'ont souligné, un jeu ou une application qui utilise une marque connue a bien plus de chances de se distinguer.

C'est d'ailleurs la stratégie qu'a employée Ludia dès sa création. Ses plus récents succès portent les marques Jurassic Park, The Price is Right ou Family Feud. Certaines appartiennent à sa société mère, FreeMantleMedia, d'autres non.

«Il y a trois ou quatre ans, c'était considéré comme non essentiel», note Alex Thabet, de Ludia. Aujourd'hui, ça prend de plus en plus d'importance.

 Se faire remarquer par Apple

Une grande partie du succès de l'appli de transports en commun Transit s'explique par la promotion que lui a faite Apple en la mettant en valeur sur sa boutique. Mais il y a beaucoup d'appelés et très peu d'élus.

«Le moyen de se faire remarquer, c'est de miser sur le design», croit Sam Vermette, créateur de Transit.

«Il faut impressionner les gars de l'autre bord, en Californie», résume pour sa part Marc-Antoine Ducas, vice-président chez Mobilogie, agence spécialisée dans la création d'applis.

Il faut aussi savoir saisir les occasions. Le récent passage à iOS 7, par exemple, en a créé une. «Si notre appli met en valeur les nouvelles fonctionnalités d'iOS 7, Apple va la mettre au premier plan», explique Sam Vermette. Transit a d'ailleurs profité d'une occasion similaire au moment du remplacement de l'appli de navigation de Google par celle d'Apple.

 Optimiser sa présentation

Certains se sont fait un métier de rendre les sites internet attrayants pour le moteur de recherche de Google, de façon à ce qu'ils soient mis en valeur dans les résultats de recherche.

Le même art s'étend maintenant au moteur de recherche de l'App Store et a donné naissance à un nouvel acronyme: APO, pour App Store Optimization.

Ça commence généralement par le nom de l'application.

«Supposons qu'on hésite entre appeler son jeu Space Ninjas ou Ninjas and Space. On peut acheter des mots-clés publicitaires sur Google et vérifier ce qui marche le mieux», explique Jason Della Rocca, cofondateur de l'incubateur pour jeux vidéo mobiles Execution Labs.

«Si l'un d'entre eux clique cinq fois plus que l'autre, on aura la réponse.»

Le même genre d'attention doit être accordé aux mots-clés, à la description, à l'icône et aux captures d'écran qui forment la fiche de l'appli.

 Miser sur la gratuité

Malgré tous les bons souhaits des éditeurs, il est de plus en plus difficile d'obtenir du succès en exigeant un prix pour son application.

«La plus grande différence que j'ai vue dans ma vie, c'est entre 0$ et 1¢», résume Marc-Antoine Ducas, de Mobilogie.

Les développeurs de jeux l'ont généralement bien compris et misent maintenant presque exclusivement sur des modèles dits free to play, dans lesquels les éditeurs peuvent tirer profit de microtransactions à l'intérieur du jeu.

C'est toutefois une avenue plus difficile à exploiter pour les autres types d'applis. Pour celles-ci, la rentabilité passe de plus en plus par d'autres canaux. D'où la montée en popularité, par exemple, des applis liées à des accessoires matériels.

«Il faut que l'appli soit liée à un écosystème plus large», résume M. Ducas.