Jeff Bezos a fait de la vente de livres en ligne une entreprise de plusieurs milliards de dollars qui a révolutionné à jamais le commerce au détail.

Plusieurs attendent maintenant de voir si le fondateur d'Amazon.com aura le même impact dans le monde des médias, au lendemain de l'annonce de son achat du prestigieux quotidien The Washington Post pour 250 millions de dollars.

L'annonce de la transaction en a pris plus d'un par suprise, puisqu'ils étaient nombreux à croire que la famille Graham ne vendrait jamais le Post. Elle a aussi suscité un certain optimisme au sein d'une salle de rédaction démoralisée par des réductions apparemment interminables.

M. Bezos pourra d'emblée compter sur le soutien de la famille qui lui a vendu le quotidien, à commencer par l'éditrice Katharine Weymouth qui a promis de demeurer en poste.

Et si certains journalistes ont versé une larme, d'autres ont proclamé leur optimisme.

«Jeff Bezos me semble être exactement le choix inventif et innovateur dont nous avons besoin pour renouer notre engagement envers un journalisme de qualité», a dit le journaliste Carl Bernstein, qui a contribué à la chute du président Richard Nixon dans les années 1970 quand il a exposé le scandale du Watergate avec son collègue Bob Woodward.

Mais le Post, comme bien d'autres quotidiens, est confronté à une hémorragie de lecteurs et d'annonceurs qui dédalent à destination du Web, pendant que sa valeur ne cesse de fondre. Le quotidien a remercié de nombreux journalistes au cours des dernières années, en plus d'annoncer la fermeture de plusieurs bureaux.

Plusieurs estiment que M. Bezos, dont la fortune personnelle est épinglée à 25 milliards par le magazine Forbes, est suffisamment bien nanti pour absorber les pertes que le quotidien subira certainement au cours des prochaines années. M. Bezos a acheté le Post à titre individuel, sans la participation d'Amazon.

Dans une lettre distribuée aux employés et rendue publique, M. Bezos a indiqué que des changements sont inévitables.

«Internet transforme pratiquement toutes les facettes du journalisme: il raccourcit la durée de vie des informations, gruge des sources de revenus qui étaient fiables depuis longtemps et permet l'émergence de nouveaux rivaux, dont certains ne déboursent rien ou pratiquement rien pour obtenir leurs informations, a-t-il écrit. Il n'y a pas de plan, et de tracer un nouveau chemin ne sera pas facile. Nous devrons inventer, ce qui signifie que nous devrons essayer des choses nouvelles.»

Le fondateur d'Amazon.com a déclaré être bien au fait du «rôle central» du Post à Washington et a soutenu qu'il garderait les mêmes valeurs. «Le devoir du journal restera de servir ses lecteurs et non les intérêts privés de ses propriétaires», a-t-il ajouté.

Les employés du quotidien ont reçu un courriel à 16h17, les convoquant à une rencontre dans exactement 13 minutes. Plusieurs ont été pris de court par ce qui leur a été annoncé.

«Je pense que nous sommes encore tous en état de choc, a dit l'éditorialiste Robert McCartney, qui travaille au Post depuis 31 ans. C'est la seule chose dont nous parlons dans la salle de rédaction. Je pense que nous n'abattons pas beaucoup de boulot.»

En revanche, le représentant syndical Fredrick Kunkle a fait état d'une certaine inquiétude au sein du personnel.

«La famille Graham est vénérée dans cette ville, et avec raison, a-t-il dit, avant de révéler que certains employés ont versé des larmes pendant la rencontre. Nous avons tous de nombreuses questions.»

De nombreux observateurs croient que le patron d'Amazon est très bien placé pour devenir propriétaire d'un quotidien. Il est riche, il est innovateur et il peut vivre avec des profits très minces.

«Certains propriétaires pourraient voir le Post comme une entité dont on doit extraire le moindre cent, a dit Joshua Benton, le directeur du Nieman Journalism Lab de l'université Harvard. Il n'y a pas de raison de penser que (Bezos) tombe dans cette catégorie.»

Pour sa part, le consultant médiatique Alan Mutter rappelle que c'est la première fois qu'un quotidien est acheté par un individu né sur le Web plutôt que par quelqu'un qui soit bien enraciné dans les médias imprimés.

«Nous avons ici un type qui va réimaginer le quotidien du début à la fin, et nous verrons bien ce que ça donnera», a-t-il dit.

Les revenus annuels du Post sont passés de 957 millions en 2005 à 582 millions l'an dernier, une glissade de 39%. Le quotidien a épongé une perte de 54 millions l'an dernier, comparativement à un bénéfice d'exploitation de 125 millions en 2005. Le tirage du Post s'est effondré de 37% entre 2002 et 2012, passant de 768 000 exemplaires à seulement 481 000.

L'analyste Ed Atorino, de la firme Benchmark, estime que les ventes récentes du Boston Globe et du Washington Post démontrent que certains hommes d'affaires aguerris croient encore aux quotidiens.

«On dirait qu'il y a encore des gens qui pensent que ces quotidiens méritent d'être sauvés et ils espèrent que les revenus publicitaires se stabiliseront éventuellement et qu'ils pourront recommencer à faire des profits, a-t-il expliqué. Mais si les annonceurs ne reviennent pas, alors tout sera perdu.»