La terrasse est bondée. La vodka et le pisco, une liqueur de raisin très prisée au Chili, coulent à flots. Sur la piste de danse, les corps se frôlent et s'enlacent. Nous sommes dans un bar de Santiago, où la fête visant à souligner le départ de la quatrième cohorte de Start-Up Chile bat son plein.

Ce soir, les participants ont oublié la programmation informatique, les études de marché et la recherche d'investissement pour se payer du bon temps. Rien de mal à ça, évidemment - surtout que bon nombre d'entre eux célèbrent la fin du programme. Mais il y a les perceptions.

Parce que si les entrepreneurs sont ravis de Start-Up Chile, la question de savoir si le gouvernement du Chili y trouve son compte divise les observateurs. Et l'aspect «fête» qui entoure le programme revient régulièrement dans la bouche de ses détracteurs.

«Vous faites venir une bande d'étrangers qui font la fête et qui, peut-être, développent aussi quelque chose entre-temps, mais peut-être pas non plus. Puis ils repartent après six mois. Est-ce vraiment comme ça que le Chili va créer un Facebook?» Celui qui pose la question est Aaron Khovani, investisseur israélien qui a roulé sa bosse un peu partout sur la planète. Le gouvernement chilien a pris contact avec lui en 2011, et il est débarqué à Santiago avec un plan: profiter de l'engouement autour de Start-Up Chile pour lancer un fonds qui investirait dans de jeunes entreprises du Chili et d'ailleurs.

Six mois plus tard, il repartait sans avoir investi un cent.

«À ce stade-ci, je ne crois pas qu'il y ait de l'argent à faire au Chili», a-t-il dit à La Presse Affaires depuis Paris, où il est maintenant installé.

Selon M. Khovani, le Chili n'a ni les universités de qualité, ni le réseau d'investisseurs, ni même la mentalité requise pour bâtir un écosystème d'innovation à moyen terme. Et, selon lui, ce n'est pas Start-Up Chile qui y changera quoi que ce soit.

Cette idée que Start-Up Chile n'est rien de plus qu'une fête est potentiellement explosive pour une raison: les frais du party, ce sont les contribuables chiliens qui les assument.

Josh Lerner, de la Harvard Business School, est l'un des experts en investissement et en capital de risque les plus réputés au monde. Il suit Start-Up Chile d'un oeil très attentif.

«Partout dans le monde, il y a une grande résistance à prendre l'argent des contribuables pour le donner à des étrangers qui ne votent pas, souligne-t-il. Je crois qu'il faut donner crédit aux Chiliens pour ça. Il s'agit d'une politique très créative.»

Le programme sera-t-il l'étincelle qui lancera une économie de l'innovation au Chili?

«Il s'agit d'une question absolument fascinante pour laquelle nous n'avons pas encore de réponse, dit M. Lerner. Mais il y a des aspects très intrigants à cette initiative.»

Le principal, selon lui, est à quel point le Chili a réussi à attirer l'attention du monde entier à peu de frais.

Depuis sa création, en 2010, Start-Up Chile a coûté à peine 15 millions US au gouvernement chilien. M. Lerner incite à comparer cela avec la campagne internationale Innovation is Great Britain, lancée à grands frais par le gouvernement britannique.

«Mon impression est que la campagne chilienne a été beaucoup plus efficace que celle de la Grande-Bretagne, en plus d'être beaucoup moins coûteuse», dit-il.

En novembre, un palmarès plaçait d'ailleurs Santiago parmi les 20 villes les plus favorables aux «startups» de la planète.

«Répondez-moi sérieusement. Qui, il y a trois ans, mettait les mots «start-up» et «Chili» dans la même phrase? C'est évidemment une question de positionnement extérieur. Mais il est aussi question de positionnement intérieur, auprès des Chiliens eux-mêmes», dit Cristobal Undurraga, de Corfo - l'organisme gouvernemental qui finance le programme.

Alan Farcas, investisseur chilien qui travaille à lancer un fonds de capital de risque à Santiago, met cependant en doute la qualité des entreprises accueillies dans Start-Up Chile. Selon lui, le programme devrait recevoir moins d'entreprises, mais sélectionner celles qui travaillent sur des projets assez avancés pour faire miroiter de véritables chances de succès.

Simon Papineau, Québécois qui participe au programme, pense exactement la même chose.

«La moitié des projets ici n'ont aucune chance de succès, juge-t-il. Les critères de sélection ne sont pas assez sévères. Le Chili s'est tiré dans le pied en décidant d'accepter autant d'entrepreneurs.»

«Ces critiques, nous les comprenons parfaitement, répond Cristobal Undurraga, de Corfo. Mais les politiques innovatrices bousculent toujours les idées traditionnelles. Et nous défendons notre vision.»

M. Undurraga rappelle qu'au-delà des bénéfices économiques directs, l'objectif de Start-Up Chile est de faire prendre un virage culturel au Chili.

«Pour ça, il nous faut une masse critique», plaide-t-il.

Josh Lerner, de Harvard, a tendance à lui donner raison.

«Penser qu'un programme comme Start-Up Chile peut tout faire par lui-même est irréaliste, dit le spécialiste. Il s'agit d'un mécanisme qu'un gouvernement peut mettre en place pour encourager l'innovation. Mais je suis d'avis que plusieurs gouvernements dans le monde devraient regarder très attentivement ce qui se passe au Chili actuellement.»

Start-Up Chile en chiffre:

- Démarré par un projet-pilote en 2010 avec 22 entreprises.

- 7 générations d'entrepreneurs et 562 entreprises accueillies depuis 2010.

- Les entreprises participantes ont récolté près de 21 millions US en capital à la suite du programme.

- 40 % des entreprises sont restées au Chili après les six mois du programme.

- 20 % des entreprises étaient toujours au Chili un an après leur arrivée.

- Le programme a coûté 15 millions US au gouvernement chilien à ce jour.