Comme par les années passées, La Presse a demandé aux chefs des études économiques des grandes institutions financières canadiennes quels seront les grands défis à relever par les banquiers centraux du Canada, des États-Unis, de la zone euro et du Royaume-Uni. De toutes leurs réponses, on peut dégager une seule constatation unanime: ils ne chômeront pas.

De toutes les banques centrales occidentales, celle du Canada est sans aucun doute celle qui a su manoeuvrer avec le plus de doigté pendant et après la récession.

Ses quelques détracteurs insistent beaucoup cependant sur le fait qu'elle avait des défis bien moins difficiles à relever et qu'elle est désormais acculée au statu quo monétaire pendant encore plusieurs trimestres. Son taux directeur est fixé à 1% depuis septembre 2010.

«La Banque du Canada va maintenir le statu quo jusqu'au début de 2014, affirme Derek Holt de la Banque Scotia. S'il y a un risque à cette prévision, c'est qu'elle se réalise plus tard que prévu, pas plus tôt.»

Plusieurs de ses collègues pensent toutefois qu'elle sera à même de concrétiser son désir de normaliser son taux bien avant. «Si on peut débattre du niveau d'un taux normal, il ne fait pas de doute que la normale est plus élevée que le niveau actuel de 1% du taux cible de financement à un jour, note Craig Wright de RBC. Nous nous attendons à ce qu'il soit fixé à 1,5% à la fin de 2013.»

À l'opposé, Stéfane Marion de la Banque Nationale croit que l'austérité budgétaire à laquelle seront confrontées plusieurs provinces et le ralentissement du marché de l'habitation empêcheront tout resserrement monétaire. «En fait, une baisse des taux n'est pas à exclure au Canada en 2013», avance-t-il.

Bref, Mark Carney ou son successeur devront bien jauger la profondeur du ralentissement de l'économie canadienne et la vitalité du tonus que semble avoir retrouvé l'économie américaine.

La Fed a les coudées franches... pour l'instant

Sous la houlette de Ben S. Bernanke, la Réserve fédérale est engagée dans une politique de création d'argent, à raison de

85 milliards par mois pendant une durée indéterminée. Certains congressistes voient un danger à ballonner ainsi son bilan. Pas nos économistes.

«Théoriquement, la Fed peut aller encore beaucoup plus loin (en achetant des titres pendant une période indéterminée, finançant des prêts ou en prêtant directement), rappelle Carlos Leitao de VMBL. En pratique, l'enjeu crucial demeure les attentes à long terme en matière d'inflation. Autrement dit, tant que celles-ci seront bien ancrées, la Fed va maintenir le cap.»

Pour certains, le moment décisif sera atteint bien avant 2014, car l'économie américaine va mieux et le chômage diminue régulièrement. «La Fed peut maintenir une certaine détente quantitative durant 2013, mais elle pourrait commencer à diminuer ses achats en fin d'année», entrevoit Avery Shenfeld de CIBC.

Stéfane Marion fait remarquer qu'au rythme actuel, la Fed pourrait détenir des obligations du Trésor en quantité excessive, une fois venu l'été.

Sherry Cooper, de BMO Marchés des capitaux, n'est pas d'accord: «Elle va continuer d'acheter des actifs, même si l'économie se renforce en fin d'année.»

C'est en 2014 et 2015 que la Fed devra «mettre fin à ses grands accommodements: hausser les taux, dégorger le trop-plein de liquidités et redonner au bilan de la Fed une taille et une composition plus normales», résume Craig Wright.

La corrida européenne

La zone euro est plongée dans une récession, une crise de la dette publique de plusieurs pays membres, l'austérité budgétaire, la montée du ressentiment populaire et la mise en place de réformes du système bancaire. Rien de moins.

«La BCE est, parmi les grandes banques centrales, celle qui affronte les défis les plus grands: un processus de correction de grands déséquilibres internes étalé sur plusieurs années», résume Derek Holt.

Beaucoup de travail a été fait en 2012 tant par la classe politique que par la BCE sous la gouverne de Mario Monti. Il a réitéré l'irréversibilité de l'euro et lancé l'Opération monétaire sur titres (OMT) qui consiste à acheter de la dette souveraine sur le marché secondaire, au besoin en quantité illimitée, moyennant des engagements fermes des pays concernés.

«Il paraît de plus en plus probable que l'Espagne doive cogner à la porte des mécanismes d'aide européens, notamment l'OMT de la BCE, estime François Dupuis de Desjardins. L'Espagne devra émettre beaucoup de dettes sur les marchés en 2013.»

D'autres pays pourraient devoir se prévaloir de l'OMT. Carlos Leitao cite l'Irlande et le Portugal. «Ces pays sont déjà engagés dans de stricts programmes de réformes structurelles, rappelle-t-il. Les autorités européennes pourraient désirer récompenser leurs efforts fructueux avec des taux d'intérêt beaucoup plus faibles.»

Craig Alexander prédit qu'il faudra déprécier la dette grecque détenue par le secteur public, c'est-à-dire la BCE et les banques centrales de la zone euro.

À la différence de la Fed, la BCE n'a pas encore épuisé ses outils classiques de détente monétaire. «La BCE devrait diminuer son taux de refinancement d'un quart de point à 0,50% en janvier et l'y maintenir toute l'année dans le but d'extirper la zone euro de la récession», avance Sherry Cooper.

L'excentricité britannique

La Banque d'Angleterre a brillé par son originalité depuis quelques années: fortes dissensions au sein de son Comité de direction, détente quantitative sans maîtrise de l'inflation dans un contexte de récession et de sévère austérité budgétaire. Lorsque Mark Carney en prendra les rênes en juillet, elle sera en outre dotée des pouvoirs d'une autorité des marchés financiers et d'un surintendant des institutions financières.

«Mark Carney devra expliquer clairement comment les questions de stabilité financière influencent la politique monétaire britannique et comment elles pourraient justifier le maintien d'une politique ultra accommodante malgré une inflation qui demeure obstinément au-dessus de la cible de 2%», anticipe François Dupuis.

Réformer le système bancaire ne sera pas une sinécure, dans ce contexte, rappelle Avery Shenfeld. «Carney devra mener la transition vers des normes de capitalisation plus strictes à un rythme que peut soutenir un contexte économique toujours faible.»

Bref, son mandat sera beaucoup plus exigeant que celui à la Banque du Canada. «Il a les compétences pour relever ces défis, estime Craig Alexander. Toutefois, il n'y a pas de panacée. La politique monétaire ne peut pas à elle seule tout régler. Je m'attends à davantage de stimulus de la Banque d'Angleterre.»

Stéfane Marion note toutefois que son bilan est déjà bien gonflé.

À la blague, il suggère que M. Carney commence par rendre visite à Sa Majesté la reine «pour la rassurer sur le fait qu'il ne la vieillira pas autant qu'il l'a fait sur les nouveaux billets de banque canadiens».

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CE QU'ILS PRÉVOIENT

Sherry Cooper, vice-présidente et économiste en chef, BMO Marchés des capitaux

La BCE devrait diminuer son taux de refinancement d'un quart de point à 0,50% en janvier et l'y maintenir toute l'année dans le but d'extirper la zone euro de la récession.

Craig Alexander, premier vice-président et économiste en chef, Groupe Banque TD

Même si certains politiciens n'apprécient pas sa conduite de la politique monétaire, je crois que la Fed va rester indépendante et capable de la poursuivre comme elle le juge bon.

François Dupuis, vice-président et économiste en chef, Desjardins

Mark Carney devra expliquer clairement comment les questions de stabilité financière influencent la politique monétaire britannique et comment elles pourraient justifier le maintien d'une politique ultra accommodante malgré une inflation qui demeure obstinément au-dessus de la cible de 2% (le dernier chiffre d'inflation est de 2,7% en novembre).

Derek Holt, vice-président, études économiques, Banque Scotia

La BCE est, parmi les grandes banques centrales, celle qui affronte les défis les plus grands: un processus de correction de grands déséquilibres internes au sein de la zone euro étalé sur plusieurs années. Sans réformes substantielles, la BCE va hésiter à acheter les obligations d'un pays en particulier.

Carlos Leitao, économiste en chef, VMBL

Théoriquement, la Fed peut aller encore beaucoup plus loin (en achetant des titres pendant une période indéterminée, en finançant des prêts ou même en prêtant directement). En pratique, l'enjeu crucial demeure les attentes à long terme en matière d'inflation. Autrement dit, tant que celles-ci resteront bien ancrées, la Fed va maintenir le cap.

Stéfane Marion, économiste en chef et stratège, Banque Nationale

Un changement de ton vers le neutre nous semblerait approprié dans un contexte où d'autres provinces (après le Québec) devront comprimer leurs dépenses et/ou augmenter leurs taxes (impôts) pour assainir leurs finances. Cela entraverait la croissance au moment où l'immobilier fléchit et le dollar canadien demeure fort. Une baisse des taux n'est pas à exclure au Canada en 2013.

Avery Shenfeld, économiste en chef, CIBC Marchés mondiaux

Puisqu'il s'agit d'un délicat avertissement que les taux monteront d'ici deux ans, il peut être maintenu tant qu'il n'y aura pas de recrudescence du chômage au-delà des 7,5% ou une forte baisse de l'inflation. Ni l'un ni l'autre ne paraissent probables en 2013. Même si le successeur de Carney ne hausse pas les taux avant 2014, comme nous le pensons, l'avertissement peut être maintenu.

Craig Wright, premier vice-président et économiste en chef, RBC

Au début de son mandat, le gouverneur Carney aura deux priorités: favoriser une reprise économique solide et jeter les bases d'un système financier plus dynamique et plus résilient. Par rapport au Canada, les défis économiques britanniques sont plus grands tout comme l'est  l'austérité fiscale. La politique monétaire devrait continuer de soutenir les perspectives de croissance le temps que l'économie se cicatrise.

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