19 juillet 2012. Le soleil plombe sur Montréal. Une soirée d'été comme les Montréalais les aiment.

Sur le toit du studio d'Ubisoft dans le Mile-End, l'action ne manque pas: quelques centaines de personnes prennent du soleil en cassant la croûte aux frais de leur employeur. Mais le moment de détente sera de courte durée: les employés d'Ubisoft n'ont pas la tête à la fête mais bien à Assassin's Creed (AC pour les intimes), l'une des franchises les plus populaires d'Ubisoft et celle qui a fait la renommée mondiale de son studio montréalais. Pour sortir le prochain jeu (AC III) à temps, les 250 employés d'Ubisoft Montréal passeront leur été enfermés dans le studio du Mile-End. «C'est une Dream Team, une équipe soudée sans gros ego. Plusieurs de ces gars travaillent sur des AC depuis des années. C'est une équipe qui se fait confiance et qui aime prendre des risques», dit François Pelland, producteur exécutif du jeu.

Après avoir englouti le lunch du traiteur, tout ce beau monde troque le soleil plombant contre la pénombre des salles de programmation. Ce soir, comme tous les soirs ces temps-ci, François Pelland éteint son ordinateur un peu après minuit. «Avec le trafic sur le pont Jacques-Cartier, j'étais chez moi à 1h30 du matin hier», dit ce père de trois jeunes enfants. Et de retour au bureau à 8h30 du matin. Une routine d'enfer qu'il conserve 13 jours sur 14 cet été. «Il faut qu'on donne un coup, car on est dans le dernier droit», dit le gestionnaire de 36 ans. Le dernier droit d'un projet valant de 40 à 65 millions dollars, un budget qui ferait rêver n'importe quel producteur de cinéma au pays.

L'Amérique comme terrain de jeu

«History Is Our Playground». Traduction: l'histoire est notre terrain de jeu. La devise de la série Assassin's Creed traduit bien son essence: un jeu d'aventure à grand déploiement pour les passionnés d'histoire.

Durant les quatre premiers jeux, le héros Desmond Miles (qui se transporte dans la peau de ses ancêtres Assassins) a parcouru l'Europe et le Moyen-Orient durant les Croisades et la Renaissance. Cette fois-ci, l'action se déroule aux États-Unis durant la guerre d'Indépendance, en 1777. Un défi supplémentaire car cette époque de l'histoire américaine est connue dans les moindres détails. «Les risques d'inexactitude historique sont plus grands», dit Maxime Durand, recruté par Ubisoft après son bac en histoire à l'Université de Montréal. «Durant les croisades, vous pouvez remplir les trous blancs, mais pas avec l'histoire des États-Unis», dit Matt Turner, l'un des cinq scénaristes qui travaille sous la supervision du directeur créatif Alex Hutchinson.

Aucun détail n'a été laissé au hasard. L'équipe a passé deux semaines sur la côte est américaine à visiter des sites historiques. L'historien de service a aidé à recréer huit colonies américaines, fouillé dans les archives de décès pour trouver des noms de morts, répertorié les allées et venues de George Washington, le Marquis de Lafayette, Thomas Jefferson, Paul Revere et Benjamin Franklin (une tâche plus difficile, car Franklin se trouvait principalement en Europe durant ces années), qui rencontrent tous le héros au cours du jeu. Un héros mi-autochtone, mi-britannique qui porte à la fois le nom de Connor Kenway et Ratohnaké:ton. En raison des origines doubles du héros, des historiens mohawks ont aussi été consultés.

Usant de diplomatie, Maxime Durand a modifié quelques aspects du jeu, faisant notamment enlever les gouttières qui n'existaient pas à l'époque. Par contre, il n'a pas réussi à sauver la ville de Philadelphie, sacrifiée pour bonifier l'expérience du joueur. «C'était la ville la plus facile à reconstituer, mais elle était construite en carrés et notre moteur de jeu ne pouvait supporter autant de détails, dit Maxime Durand. C'était aussi plate pour le joueur, qui n'avait pas de points de repère parce que les rues de la ville se ressemblent toutes.»

Si intéressant soit-il au plan marketing (nos voisins du Sud sont les plus grands consommateurs de jeux vidéo au monde), le choix des États-Unis comporte un défi de taille pour l'équipe d'Ubisoft Montréal: faire un jeu qui se déroule en forêt comme en ville. Les quatre premiers jeux de la franchise Assassin's Creed se déroulaient en ville, mais le nouveau moteur de jeu Anvil Next a permis de créer les scènes sur la neige, dans la forêt et en mer, trois aspects du jeu qui retiendront l'attention. À chacun sa spécialité géographique: c'est le studio de Montréal qui a créé la neige, tandis que les batailles navales ont été conçues dans le studio d'Ubisoft à Singapour. Au total, six studios ont participé au AC 3, ce qui a parfois demandé à la haute direction du jeu à Montréal de vivre sur les fuseaux horaires de trois continents en même temps. «Je dormais avec mon BlackBerry sur ma table de chevet. Je pouvais répondre à mes courriels de l'ouest tard en soirée puis aux courriels d'Europe à 5h30 du matin», dit Andréanne Meunier, directrice du volet en ligne de AC 3.

Rencontres de famille au E3

Il faut plusieurs heures pour s'habituer au tintamarre visuel du Staples Center de Los Angeles. En cette première semaine de juin 2012, le centre de congrès adjacent au domicile des Kings (LNH) et des Lakers (NBA) accueille 45 000 dirigeants de studios, employés et journalistes, tous réunis pour le plus important sommet de jeu vidéo au monde, l'Electronic Entertainment Expo (E3). AC 3 y occupe une place de choix, à l'extérieur comme à l'intérieur du Staples Center. Son héros Connor tapisse le mur extérieur du Staples Center. Et au kiosque d'AC 3, avantageusement aménagé dans l'espace Ubisoft, on fait la file pour voir la démo du jeu dans un théâtre érigé pour l'occasion.

Entre deux démos, un invité surprise fait irruption au kiosque d'AC 3. Évidemment, John Riccitiello, PDG du studio rival Electronic Arts, n'attend pas en ligne comme les autres: il a droit à une démo spéciale dans un salon privé. En raison de son statut, mais aussi parce qu'il est bien connu de l'équipe d'AC 3. Le producteur exécutif François Pelland et le directeur créatif Alex Hutchinson travaillaient tous deux chez EA (ils étaient cadres pour Army of Two: The 40th Day) avant de faire le saut chez Ubisoft pour AC 3. Pour compléter la réunion de famille, c'est Philippe Ducharme, un autre ancien d'EA Montréal, qui fait la démo des batailles navales à John Riccitiello et ses trois adjoints.

L'ironie de la situation est évidente: Ubisoft se désole depuis des années de ses difficultés à garder ses employés parce que ses concurrents montréalais, parfois mieux subventionnés (certains ont eu une subvention directe en plus des crédits d'impôt accessibles à tous), leur font des offres qu'elle ne peut pas égaler pour être équitable avec ses autres employés. Un bémol s'impose toutefois dans le cas de François Pelland, qui fait un retour chez Ubisoft où il est connu par les anciens comme l'employé numéro 56 - autrement dit, le 56e employé engagé après l'ouverture du studio en 1997. La réunion de famille la plus attendue du E3 est toutefois celle avec Patrice Désilets, le directeur créatif des deux premiers jeux de la série qui a quitté pour le studio rival THQ en mai 2010.

C'est la première fois que Patrice Désilets - contre qui Ubisoft a obtenu une injonction pour l'empêcher de solliciter ses ex-collègues après son départ - revoyait son ancienne équipe d'Assassin's Creed. «C'était un moment spécial, dit Patrice Désilets. Il y a eu un moment de silence où tout le monde a retenu son souffle. Ils voulaient que le père spirituel soit fier du jeu. Les démos du E3 étaient impressionnantes et j'ai trouvé l'équipe très audacieuse de faire trois démos. On voit aussi bien tout le travail qui a été fait sur le moteur de jeu.»

En nomination pour le titre de jeu de l'année au E3 - Assassin's Creed avait gagné en 2007 -, AC 3 ne remportera finalement pas la prestigieuse récompense, qui ira à The Last of Us, développé par Naughty Dog, un studio de Sony à Los Angeles. Une déception vite oubliée: Assassin's Creed 3 a eu 70 nominations dans divers médias spécialisés, des souvenirs que l'équipe a encadrés à l'entrée de son espace de travail au sous-sol du studio.

Après le E3, une dizaine de membres de l'équipe profiteront d'une journée de congé sur les plages de Santa Monica. L'employé numéro 56, lui, s'organisera un week-end à Las Vegas. Une destination inhabituelle pour cet homme qui ne laisse rien au hasard, mais une pause salutaire, car la partie la plus éprouvante de son mandat commencera bientôt.

Le dernier sprint de «Evil FP»

De retour de la Californie, la réalité rattrape vite l'équipe d'AC 3. Avant d'entamer le dernier sprint, François Pelland a donné congé à son équipe entre la Saint-Jean et la Fête du Canada. Au retour, une mauvaise surprise: le résultat des quatre séances de capture de mouvements et de voix avec les acteurs, qui ont eu lieu à la fin juin, n'est pas parfait. «Ce n'était pas la faute des acteurs, mais il a fallu refaire la moitié des scènes», dit François Pelland.

Au total, AC 3 comprendra quatre heures de séances cinéma. Noah Watts, un acteur réputé en jeu vidéo qui a aussi joué des petits rôles dans des séries télé comme CSI: Miami et Sons of Anarchy, incarne le héros Connor. Ubisoft a négocié avec deux vedettes de cinéma pour des rôles dans AC 3, sans toutefois pouvoir s'entendre. «Nous ne sommes pas la priorité des acteurs connus», dit le producteur associé Philippe Ducharme.

À cause de ce retard, la première version du jeu - la version bêta - est prête deux semaines après l'objectif du 13 juillet. Durant l'été, la version bêta ne cesse d'être améliorée à coup de «strike meetings». Le terme n'a pas de traduction française. Ubisoft a beau avoir son siège social à Paris et son plus important studio - 2100 employés - à Montréal, la langue de travail dans le domaine des jeux vidéos est l'anglais.

La traditionnelle réunion du lundi avec les chefs de département, du moins celle à laquelle La Presse a assisté en avril, se déroule à 75% en anglais. «Dans les "strike meetings", on passe à travers les missions et on énumère les choses à corriger pour améliorer la qualité du jeu», dit Philippe Ducharme. En un mois, l'équipe réglera environ 40 000 bogues. «On peut en régler 2500 durant une journée, mais l'équipe de testeurs en rajoute 1500», dit Julien Laferrière, l'autre producteur associé. À une certaine étape de la production, l'équipe compte notamment sur 225 testeurs à Bucarest, en Roumanie. À partir de cette étape, une triste réalité de la vie rattrape l'équipe d'AC 3: la perfection n'est pas de ce monde.

Pour faire des choix, François Pelland a de l'aide supplémentaire: Frédéric Audet, un «closer» délégué par le siège social pour s'assurer que les producteurs respecteront les délais. Il s'agit d'un métier unique à Ubisoft, qui l'impose à toutes ses équipes, même celles qui ont fait leurs preuves. Ironie du sort, le «closer» d'AC 3 est un Montréalais envoyé par le siège social de Paris pour travailler sur un jeu à Montréal. «J'arrive avec mon regard externe, je m'assure que l'argent est investi aux bons endroits, dit-il. Je mets des limites et si elles ne sont pas respectées, on coupe le "feature".»

Durant le dernier sprint de production, François Pelland ne se promène jamais sans son cahier rouge. À l'intérieur, tout ce qu'il a besoin de savoir pour terminer son projet: le calendrier de marketing, les dates de soumission, l'état d'avancement des missions, les trois priorités hebdomadaires de chacun de ses 11 départements, sans oublier son budget, qui varie entre 40 et 55 millions et qu'il dépassera légèrement à la fin de l'aventure (contrairement au cinéma, les studios de jeu vidéo prennent un soin jaloux de leurs budgets, qu'ils ne dévoilent jamais publiquement).

Au Québec, aucun réalisateur de cinéma n'a disposé d'un budget aussi imposant. Même à Hollywood, bien des films se font avec moins d'argent. Voilà donc beaucoup de pression sur les épaules de François Pelland et Alex Hutchinson, tous deux âgés de 36 ans. D'autant plus que la marque Assassin's Creed connaît des signes d'essoufflement: les quatre opus se sont vendus respectivement à 10,3 millions, 10,5 millions, 8,8 millions et 7,8 millions d'unités. Le dernier en date, Assassin's Creed: Revelations, a été le septième jeu vidéo le plus populaire en 2011. Ubisoft compte sur AC 3 pour renverser la tendance, même si la popularité des jeux sur consoles diminue (revenus en baisse de 11% entre 2009 et 2011 pour l'ensemble de l'industrie). Ubisoft a toutefois une bonne raison d'être optimiste: les préventes d'Assassin's Creed 3 sont les plus élevées de son histoire, a annoncé l'entreprise française jeudi. Les préventes d'AC 3 sont deux fois plus élevées que celles de l'opus précédent, Assassin's Creed: Revelations. Ce record est le fruit d'une intense campagne de marketing. «Nous avons visité tous les pays du monde, dit le directeur créatif Alex Hutchinson. Une fois, on a fait 13 villes en 14 jours. Ça peut sembler une aventure amusante, mais c'est exténuant.»

Pour se détendre et gérer le stress de son équipe, François Pelland a créé le club de course AC 3. Deux fois par semaine, une vingtaine d'employés vont jusqu'au Lac des Castors, une trotte de 9 à 12 kilomètres. Un loisir essentiel pour garder le producteur exécutif de bonne humeur. «À la fin d'un projet, je deviens "crancky", dit-il. Les gens m'appellent Evil FP [ses initiales].»

«Evil FP» aura franchi le fil d'arrivée à temps - et deux fois plutôt qu'une. Le dimanche 23 septembre, ce triathlète a couru son premier marathon en 3 heures 50 minutes dans les rues de Montréal. Le lendemain, il livre officiellement son jeu vidéo, qui a subi ses dernières retouches. «Un jeu n'est jamais terminé, philosophe François Pelland. Il se termine parce qu'il doit être livré.»

La démarche

Depuis avril dernier, La Presse a passé une quinzaine d'heures avec l'équipe d'Assassin's Creed 3. Pour des raisons concurrentielles, l'identité des acteurs de cinéma approchés pour participer à Assassin's Creed 3 n'a pas été dévoilée par Ubisoft à La Presse. Conformément à une entente établie à l'avance entre Ubisoft et La Presse, les scénarios rejetés n'ont pas été dévoilés, le budget du jeu a été dévoilé sur une fourchette de 15 millions et le nombre d'employés a été arrondi à un multiple de 25 employés aux différentes étapes de la production.

IMAGE FOURNIE PAR UBISOFT