Amy et Julien n'avaient plus que quelques semaines à vivre. Bras et jambes flasques, souffle court: peu après leur naissance, les symptômes observés ont révélé aux médecins un diagnostic aussi rare qu'impitoyable. Les deux nouveau-nés souffraient d'une maladie génétique incurable. Ils étaient condamnés à mourir.

Quelques années plus tard, Amy et Julien marchent, courent même. Si, par miracle, leurs parents les voient grandir aujourd'hui, c'est grâce au traitement mis au point par une équipe de chercheurs montréalais, celle d'Enobia, petite entreprise en biotechnologies du technopôle Angus. Sur les murs des bureaux de l'entreprise, on voit d'ailleurs les photographies des deux enfants, comme un doux rappel que les efforts de tous ont porté leurs fruits.

«C'est un sentiment extraordinaire», explique Philippe Crine, cofondateur d'Enobia, en relatant l'histoire d'Amy, de Julien et d'autres enfants sauvés par la création de son entreprise. Autant de récits toujours difficiles à aborder pour lui. «Ne me posez pas trop de questions là-dessus parce que j'en ai encore les larmes aux yeux», dit-il la gorge nouée en se reculant dans son fauteuil.

De l'université à la PME

Peu de chercheurs témoigneront de leur vivant de l'impact qu'ont eu leurs recherches sur la vie de patients. Philippe Crine fait partie de la courte liste de ceux qui font exception.

Pour y parvenir, le chercheur du département de biochimie de l'Université de Montréal tente sa chance en affaires en 1997 et fonde avec des collègues Biomep, ancêtre d'Enobia. L'entreprise avait alors pour mission d'identifier de nouvelles cibles thérapeutiques pour le traitement de maladies cardiovasculaires. «L'industrie pharmaceutique cherchait désespérément de nouvelles cibles», se rappelle-t-il.

Après huit années de travail, les résultats se font toutefois attendre et la source de financement se tarit. Le chercheur a même dû «passer le chapeau» parmi les firmes de capital-risque propriétaires de son entreprise pour qu'il puisse payer ses employés le jeudi suivant. Une expérience qui s'est répétée jusqu'à ce qu'une série de découvertes entraîne la direction d'Enobia à changer de cap et à s'attaquer aux maladies osseuses rares.

«Ça n'a pas été facile, il a fallu argumenter avec les investisseurs, mais on a réussi à faire ce changement-là», raconte Philippe Crine.

L'entreprise vise alors une maladie rare, l'hypophosphatasie. Le problème d'origine génétique toucherait 1 personne sur 100 000. Une occurrence trop faible pour que l'industrie pharmaceutique ne s'y soit intéressée jusqu'ici.

Mortelle une fois sur deux lorsqu'elle se dévoile aux premiers stades de la vie, l'hypophosphatasie entraîne à tout coup un problème de développement de l'os. «Les os sont comme de la barbe à papa, tout effilochés», explique Philippe Crine qui parle même de «crânes mous comme des pamplemousses bien murs» pour caractériser le problème lorsqu'il se dévoile chez le nouveau-né.

Pour traiter la maladie, l'équipe d'Enobia entreprend alors de concevoir un médicament biologique sous la forme d'une protéine artificielle, appelée asfotase alfa, qui rassemble telle une chimère les meilleurs éléments d'autres protéines. Un premier segment s'attaque directement à la maladie, un autre sert d'ancre pour fixer le médicament à l'os, et un dernier augmente la durée de vie du produit dans l'organisme.

«On nous disait: Ça ne marchera jamais. On s'est dit que si personne n'essayait, personne ne réussirait, explique le cofondateur d'Enobia. Dès qu'on a commencé à injecter notre molécule dans des souris ayant un problème de minéralisation de l'os, on a vu qu'elles se portaient très bien, mais aussi que tous les défauts de minéralisation étaient corrigés. On était persuadés qu'avec une preuve de concept aussi spectaculaire, ça allait marcher chez le patient.»

Les résultats convainquent également les firmes de capital-risque. En août 2007, Enobia lève 40 millions de dollars en financement, puis 50 millions deux ans plus tard, pour lui permettre de réaliser des études cliniques qui s'avéreront un franc succès. Au sein des premiers bénéficiaires du traitement se trouvaient d'ailleurs une certaine Amy et un certain Julien.

Forte de ses succès cliniques, Enobia attire l'oeil des pharmaceutiques. L'une d'elles, l'américaine Alexion, s'entend avec les investisseurs de l'entreprise pour en faire l'acquisition à la toute fin de l'année 2011. Prix de la biotech québécoise: 610 millions. Une somme qui pourrait se transformer en un peu plus de 1 milliard moyennant l'atteinte de certaines cibles.

Aujourd'hui, l'entreprise du technopôle Angus porte les couleurs d'Alexion et projette toujours d'axer son travail sur les maladies osseuses.

Des conseils aux chercheurs

Toujours employé d'Alexion, Philippe Crine tient aujourd'hui à partager son expérience avec les chercheurs académiques du secteur des sciences de la vie.

«Il faut que les universités et les chercheurs universitaires prennent conscience qu'il y a des découvertes qui sont capables d'être transférées assez rapidement dans une application pratique», dit-il.

Selon lui, les chercheurs doivent avant tout en arriver à une preuve de concept avant de se lancer en affaires. Une façon de non seulement augmenter le rendement de l'investissement pour l'Université et ses chercheurs, mais aussi pour la communauté. «Si j'avais été plus malin, j'aurais fait plus de travail dans un laboratoire académique et j'aurais été plus vite vers une application thérapeutique, dit-il. Pour la société, il y aurait eu plus de bénéfices et des retombées pour le Canada, le Québec et Montréal. Nous, on est partis trop tôt peut-être en affaires.»