Plusieurs experts consultés par La Presse Affaires s'interrogent sur le rôle et les responsabilités du chef des affaires financières de SNC-Lavalin dans le scandale des paiements douteux qui a fait perdre plus de 1 milliard de dollars en capitalisation boursière aux actionnaires de l'entreprise.

Gilles Laramée, épargné jusqu'ici par les révélations récentes, savait depuis 2010 que des paiements étaient comptabilisés pour de mauvais projets au sein de son entreprise, et s'y était même opposé. Pourtant, il n'a avisé ni le comité de vérification, ni le président du conseil des irrégularités avant au moins un an. Surtout, il a continué à se porter garant de l'intégrité des résultats financiers pendant cette période.

«S'il a émis des objections dès 2010, pourquoi a-t-il ensuite signé les états financiers?», se demande Richard Leblanc, professeur de droit à l'Université York, en Ontario, et spécialiste d'éthique et de gouvernance.

Michel Magnan, expert-comptable à l'Université Concordia, à Montréal, juge aussi «surprenante» la séquence des événements concernant M. Laramée.

«Que s'est-il passé entre le moment où il a appris les problèmes et le moment où il a signé les états financiers? Chose certaine, le chef des finances est personnellement responsable des résultats financiers. Et de l'aveu même de SNC, les résultats qu'il a signés comportent des irrégularités.»

Ce qui soulève ces questions est une réunion tenue en 2010 chez SNC-Lavalin. Cette réunion est décrite dans les conclusions de l'enquête lancée par l'entreprise pour tenter de faire la lumière sur des paiements de 56 millions US dont elle a perdu la trace.

Autour de la table se trouvent alors Pierre Duhaime, ex-président qui a quitté l'entreprise dans la foulée des récentes révélations, Riadh Ben Aïssa, ancien haut dirigeant au coeur du scandale, et le chef des affaires financières, Gilles Laramée.

M. Laramée apprend alors qu'un agent a été engagé pour un projet, mais que «ses commissions seraient imputées à d'autres projets».

«Le chef des affaires financières s'y est opposé à la réunion», peut-on lire dans le rapport d'enquête.

Or, on sait maintenant que, malgré cette opposition, le projet en question a conduit à des paiements douteux de 22,5 millions US dont l'entreprise a perdu la trace. Selon les experts, ces paiements ont toute l'apparence d'une fraude. La Gendarmerie royale du Canada a d'ailleurs déclenché une enquête sur SNC-Lavalin.

Selon nos sources, l'Autorité des marchés financiers enquête aussi.

Un autre expert-comptable qui travaille précisément sur ce dossier pour le compte d'une firme financière estime que l'opposition manifestée par le chef des finances pendant la réunion est révélatrice d'un problème. «Cette opposition traduit un inconfort. Elle montre que le chef des finances était mal à l'aise avec certaines façons de faire», dit cette source qui tient à garder l'anonymat.

Cet analyste estime que cet inconfort aurait dû empêcher M. Laramée de se porter garant de la qualité des contrôles financiers de l'entreprise, comme il l'a fait lors de la publication des résultats annuels de l'année 2010 et de ceux des trois premiers trimestres de 2011.

On sait aujourd'hui que ces résultats financiers contiennent les écritures comptables liées aux paiements problématiques de 22,5 millions. Le mois dernier, SNC a d'ailleurs reconnu des «faiblesses importantes» dans ses contrôles et procédures.

Au cours d'une téléconférence avec les analystes et les médias tenue il y a deux semaines, SNC-Lavalin avait soutenu que le chef des finances avait fait son travail puisqu'il avait avisé le président Pierre Duhaime des irrégularités.

«Nous avons une confiance complète et absolue dans notre chef des finances», avait dit Gwyn Morgan, président du conseil de SNC.

«À mon avis, depuis la loi Sarbanes-Oxley, le chef des finances a une responsabilité envers les états financiers qui va au-delà de simplement se rapporter au président», croit Michel Magnan, de Concordia.

Il a été impossible de parler à M. Laramée dans le cadre de cet article.

«Étant donné que le rapport publié était détaillé et complet, nous ne donnons pas d'entrevues à ce sujet», a dit Leslie Quinton, vice-présidente, communications mondiales d'entreprise, pour SNC-Lavalin.

Richard Leblanc, de l'Université York, convient que le chef des finances aurait pu mettre son emploi en jeu en allant dénoncer des choses au comité de vérification dans le dos du président.

Selon lui, c'est pour cette raison que les règles de bonne gouvernance stipulent que des réunions régulières doivent être tenues entre le comité de vérification et le chef des finances, sans la présence du président. SNC refuse de dire si de telles réunions ont lieu dans l'entreprise.

SNC possède cependant un mécanisme de dénonciation anonyme pour les employés témoins d'irrégularités. Leur signalement n'est toutefois pas obligatoire, ce que le rapport d'enquête publié le mois dernier recommandait de changer.

Dimitri Lascaris, avocat de la firme Siskinds Desmeules, a déposé en mars une demande de recours collectif de 250 millions contre SNC-Lavalin au nom des actionnaires qui ont perdu de l'argent à cause du scandale. «Nous envisageons de déposer une requête amendée dans laquelle le rôle du chef des affaires financières sera détaillé», a révélé M. Lascaris à La Presse Affaires.

Michel Magnan, de l'Université Concordia, croit que d'autres employés de SNC-Lavalin sont probablement impliqués dans l'histoire des paiements problématiques.

«Ne serait-ce qu'en ce qui concerne les écritures comptables ou la trésorerie, il faut pratiquement que d'autres personnes aient été impliquées, dit-il. Ces 56 millions sont quand même sortis des comptes en banque. Il faut que ça ait été autorisé. Et quelqu'un, quelque part, a dû voir arriver des montants dans ses projets alors qu'ils n'avaient pas d'affaire là.»