Soutenue par le fils du dictateur, SNC-Lavalin en menait large, en Libye. C'était la «firme de Saadi Kadhafi». Ces liens au sommet lui ont permis d'imposer un projet aéroportuaire loin d'être à la hauteur de sa réputation internationale. La Presse s'est rendue à Tripoli, à Benghazi et à Londres pour fouiller cette affaire. Voici les résultats de notre enquête.

En mars 2010, Mohamed Zedan, ministre des Transports sous le régime de Mouammar Kadhafi, a visité le chantier du nouvel aéroport de Benghazi, principal projet de SNC-Lavalin en Libye.

C'était un an avant l'insurrection. Les Libyens vivaient toujours sous une chape de plomb. Et les affaires de la firme d'ingénierie montréalaise dans ce pays allaient bon train.

Le ministre Zedan était accompagné d'une équipe de fonctionnaires. Au cours de leur rencontre avec les représentants de SNC-Lavalin, il a été question de construire une route reliant le futur aéroport à la voie principale.

«Nous leur avons dit: donnez-nous un bon prix, et vous aurez le contrat. Les gestionnaires du chantier ont répondu que ce n'était pas nécessaire; cette route, SNC-Lavalin allait la prendre. Quand le ministre a demandé si c'était une menace, ils ont tourné cela à la blague, mais nous avons très bien compris le message», raconte Aljareh Jebreil.

Cet ingénieur de Benghazi gère le dossier de l'aéroport - un projet de plus de 1 milliard de dollars - au ministère des Transports. Le chantier est abandonné depuis le soulèvement de février 2011.

Selon M. Jebreil, «les mots utilisés par certains gestionnaires chez SNC-Lavalin pouvaient être menaçants. Ils nous parlaient avec beaucoup d'assurance, comme si quelqu'un leur avait dit: demandez ce que vous voulez, et vous aurez le feu vert».

Ce «quelqu'un», c'était Saadi Kadhafi, le troisième fils de l'ancien dictateur.

«Tous les Libyens savaient que cette entreprise était soutenue et imposée par lui, dit M. Jebreil. Les gens avaient l'habitude de dire: SNC-Lavalin est une firme de Saadi.»

Pas à la hauteur

Le soutien dont a bénéficié SNC-Lavalin aux plus hauts échelons du régime lui a permis de s'imposer à Benghazi malgré la faiblesse de son projet et l'incompétence de son équipe, issue de la branche tunisienne de la firme.

C'est le dur constat de Jamal Beitelmal, l'ingénieur qui a dirigé le projet de l'aéroport au ministère des Transports jusqu'à la révolution.

«SNC-Lavalin Montréal est une grosse entreprise réputée à travers le monde. Malheureusement, ceux qui étaient chargés de construire l'aéroport de Benghazi provenaient de SNC-Lavalin Tunis, qui n'a pas la même réputation.»

Dirigée par Anis Mahmoud, l'équipe tunisienne responsable du chantier faisait preuve d'un manque flagrant d'expérience et de compétence «à tous les niveaux de l'organisation», selon M. Beitelmal.

«Je ne sais pas comment le siège social au Canada a pu permettre que cela se produise, étant donné sa réputation dans le monde de la construction, mais ce qui se passait à Benghazi était une sous-estimation ridicule des compétences des Libyens et de leurs capacités à distinguer les bonnes performances des mauvaises», tranche M. Beitelmal.

Russell Brown, un consultant en génie mécanique qui a supervisé une partie des travaux avant d'être remercié par SNC-Lavalin, affirme que les «Tunisiens» confiaient des contrats de sous-traitance à leurs proches, alors que ces derniers n'avaient pas les qualifications requises.

L'ingénieur britannique va plus loin. Il soutient que les gestionnaires du chantier facturaient des millions de dollars pour des travaux bâclés, produits avec des matériaux de mauvaise qualité.

SNC-Lavalin aurait par exemple versé 2 millions d'euros à une entreprise tunisienne de sous-traitance pour la construction à la va-vite du campement destiné aux ouvriers thaïlandais et philippins.

Les responsables du chantier utilisaient des tuyaux rapiécés et du béton dont la durée de vie était très courte, selon M. Brown. «Benghazi aurait eu un aéroport de troisième classe, qui n'aurait probablement pas répondu aux normes internationales.»

Rencontré à Londres, l'ingénieur ne cache pas avoir quitté l'entreprise en mauvais termes. «Ils me détestaient parce que je voyais ce qui se passait. Et ce qui se passait, c'était la corruption totale.»

Faire le ménage

Responsable des affaires économiques au Conseil national de transition (CNT), Ahmed Al-Abbar se souvient de l'arrivée de SNC-Lavalin en Libye, il y a plus de 20 ans, pour participer aux travaux de la Grande rivière artificielle, un gigantesque projet consistant à pomper l'eau de la nappe aquifère du Sahara afin de l'acheminer aux villes côtières assoiffées.

Il se souvient aussi de l'arrivée du dirigeant canado-tunisien qui a permis le rapprochement de la firme avec le régime. Riadh Ben Aïssa, ancien grand patron de SNC-Lavalin en Afrique du Nord, aurait invité Saadi Kadhafi au Canada pour son voyage de noces. «Le lien, c'est ce Tunisien», dit M. Al-Abbar.

«Riadh Ben Aïssa voulait dire Saadi. C'était la même chose. Ils travaillaient ensemble», confirme M. Jebreil.

M. Ben Aïssa avait confié à son bras droit, Anis Mahmoud, la direction du chantier de l'aéroport de Benghazi. 

M. Mahmoud est toujours responsable de la division de SNC-Lavalin à Tunis.

M. Ben Aïssa a cependant quitté la firme en février. Ce coup de balai pourrait permettre à SNC-Lavalin de reprendre ses projets en Libye.

C'est du moins ce qu'espère Ahmed Berwein, responsable de l'administration des bureaux de SNC-Lavalin à Benghazi. «La firme a fait son travail. Il y a maintenant de nouveaux visages aux échelons supérieurs.»

«La veille de la révolution, tout le monde était dans le camp de Kadhafi. Le lendemain, même les proches du régime étaient devenus des révolutionnaires. Je ne dis pas que c'est bien ou mal; c'est comme ça. Pourquoi faire une exception avec SNC-Lavalin?»

Une nouvelle donne

Le minuscule aéroport de Benghazi est en si piteux état qu'il semble sur le point de s'écrouler. La deuxième ville du pays a cruellement besoin d'un aéroport plus vaste et plus moderne.

Pragmatique, Aljareh Jebreil souhaite le retour de la firme montréalaise. «C'est une entreprise de classe mondiale. En matière d'ingénierie, ils sont parfaits: bien organisés, bourreaux de travail.»

La firme devra toutefois changer ses façons de faire, prévient M. Jebreil. Il se souvient d'une facture de 85 000 dinars (68 000 $) soumise pour la construction d'un laboratoire de contrôle de la qualité sur le chantier. «Avec 85 000 dinars, on peut construire une maison en Libye!»

Selon lui, le laboratoire en valait à peine le tiers. Mais les Libyens ont payé. À l'époque, ils n'avaient pas le choix.

La révolution a changé la donne. Terré au Niger, Saadi Kadhafi n'inspire plus la peur chez les Libyens; seulement le mépris.

Pour conserver ses contrats, SNC-Lavalin devra «être très honnête», prévient M. Jebreil. Elle devra aussi commencer à faire preuve d'humilité. «Tout dépendra de ce qu'elle aura à nous offrir. La balle est dans son camp.»

Photo: AFP

Saadi Kadhafi était fou du soccer. À l'époque où il jouait pour le club Al-Ittihad de Tripoli, l'équipe était commanditée par SNC-Lavalin.