De la médecine au droit en passant par l'administration, les secteurs traditionnellement masculins sont tombés les uns après les autres au fur et à mesure que les femmes s'y taillaient une place. Le monde technologique est l'un des rares où la testostérone fait encore office de carburant principal. Portrait du dernier bastion masculin.

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Janvier 2011. Sur une glace de la ville de Cupertino, dans la Silicon Valley, une bande de hockeyeurs se disputent une rondelle en s'entrechoquant joyeusement.

Ici, autant les buts que les passes ratées sont acclamés par des cris et des coups sur la bande. Et signe que l'esprit de camaraderie l'emporte sur la compétition, l'équipe qui encaisse le but manifeste souvent plus bruyamment que celle qui a compté.

Ce match de hockey amical auquel La Presse Affaires a assisté l'an dernier fait partie d'un voyage spécialement organisé pour mettre les meilleurs entrepreneurs technologiques du Canada en contact avec des gens haut placés de la Silicon Valley, en Californie.

Nombre de femmes dans l'aréna: zéro.

Le programme du voyage, il faut le dire, n'a manifestement pas été conçu par Martha Stewart. Après cette séance de défoulement sur glace, les participants multiplieront les rencontres d'affaires avant de converger vers la microbrasserie du coin. Pour conclure la journée: un match des Maple Leafs de Toronto contre les Sharks de San Jose au HP Pavilion.

Ce programme hockey-bière-hockey est le reflet d'une réalité étonnante, mais bien connue de ceux dont la passion est de bidouiller de l'électronique ou taper du code informatique sur un clavier: la technologie est encore largement un monde de gars en jeans et en t-shirt, dans lequel les visages féminins détonnent.

Il suffit de pousser la porte d'une entreprise comme Ubisoft pour comprendre à quel point les choses ont peu évolué depuis l'époque du Commodore VIC 20. Au studio montréalais, huit travailleurs sur dix sont encore des hommes.

«On serait les premiers heureux d'avoir plus de femmes chez nous», lance Cédric Orvoine, porte-parole de l'endroit.

Le secteur du jeu vidéo, perpétuellement aux prises avec des difficultés de recrutement, ne demanderait pas mieux que voir l'autre moitié de l'humanité s'intéresser à lui. Mais année après année, le constat est le même: les candidates ne se bousculent pas aux portes.

«Ça n'évolue pas dans le temps, observe M. Orvoine. Les métiers plus artistiques ont une plus grande résonance auprès des femmes. Mais chez les ingénieurs et les programmeurs, les proportions de gars sont encore plus élevées.»

Dans bien d'autres secteurs, pourtant, les femmes ont pris leur place. En médecine, au Québec, 65% des étudiants sont maintenant de sexe féminin. La proportion est de 63% en droit, si bien que dès l'an prochain, on prévoit que le Barreau du Québec comptera plus de femmes que d'hommes pour la première fois de son histoire.

À HEC Montréal, l'égalité des sexes est à prendre dans son sens littéral. Les femmes y représentent 49,8% de la clientèle, contre 50,2% pour les hommes.

Pendant de temps, en génie, les filles ne comptent que pour 16% de la force étudiante.

À l'École polytechnique de Montréal, les femmes sont bien représentées dans des programmes comme le génie biomédical (53% de femmes), le génie géologique (45%) ou le génie chimique (42%). Mais les proportions chutent considérablement dès qu'on parle d'informatique ou d'électronique. À Polytechnique, le génie électrique n'attire que 15% de femmes. Le génie informatique, 13%.

À l'École de technologie supérieure, qui recrute parmi les détenteurs d'un diplôme technique, la proportion de femmes est encore plus basse.

«On est à 9%, dit Pierre Rivest, directeur du service de l'enseignement coopératif. Quand on regarde tous les diplômés de l'École depuis 1974, la proportion de filles est de 6,7%. Alors, oui, on peut dire que ça monte. Mais très lentement.»

Les femmes sont aussi rares dans l'univers des «start-ups», ces entreprises en démarrage qui cherchent à devenir les prochaines Google ou Facebook.

«Un constat triste, mais bien réel», commente Jacques Bernier, financier à la tête du réservoir de capital-risque Teralys.

Les marathons de programmation organisés régulièrement dans la métropole attirent toujours une foule majoritairement masculine de cracks de l'informatique, qui se dopent au café et au Red Bull dans l'espoir de pondre des applications fonctionnelles avant la fin des concours. Même chose pour les événements comme les Startup Camps, de grand-messes technologiques qui combinent conférences, concours et activités sociales.

Sexiste, la techno?

L'affaire ne vient pas sans problèmes. Pas plus tard que le mois dernier, une controverse sur les réseaux sociaux a éclaté à propos du sexisme dans le monde des entreprises en démarrage.

Ce qui a mis le feu aux poudres s'est produit à Seattle, lors d'un panel réunissant de grands noms de la technologie. Au moment de présenter la modératrice de l'atelier, Rebecca Lovell, l'animateur a cru bon décrire l'allure et le statut matrimonial de Mme Lovell plutôt que son CV. Celui-ci ne manquait pourtant pas de faits d'armes à rappeler.

«Quand nous avons sollicité Rebecca pour ce panel, elle était sexy et célibataire. Maintenant, elle est sexy et mariée, et je voulais mettre en vedette cette nouvelle épouse chanceuse», a dit l'animateur.

Pour Dan Shapiro, un entrepreneur en série qui travaille aujourd'hui chez Google, c'était la goutte qui a fait déborder le vase.

«Ce genre de chose me tracasse depuis longtemps», a-t-il écrit sur son blogue, énumérant plusieurs situations sexistes dont il a été personnellement témoin dans les entreprises technologiques au cours des années. Ses propos ont généré des centaines de commentaires en plus de se propager sur les réseaux sociaux.

«Tout le monde a ses raisons, a dit M. Shapiro. L'un est d'une autre génération. L'autre vient d'un autre pays. On s'en fout. Si on continue cette merde, nous allons bousiller toute une autre génération de femmes entrepreneures en techno.»