Déjà dans la tourmente pour ses liens avec le régime Kadhafi, SNC-Lavalin (T.SNC) a annoncé hier une «enquête interne» concernant de mystérieux paiements. Ces versements mal comptabilisés ont des «apparences de fraude», selon différentes sources consultées par La Presse Affaires.

L'affaire concerne des paiements de 35 millions de dollars enregistrés pour des «projets de construction auxquels ils ne se rapportaient pas», indique l'entreprise dans un bref communiqué publié hier matin.

Pour l'expert-comptable Michel Magnan, ces paiements sont louches. «Ça ressemble à une fraude réalisée par des gens qui avaient un certain niveau d'autorité chez SNC-Lavalin. Il y a des liquidités qui sont sorties. Il y a une enquête. On ne ferait pas enquête pour une erreur comptable», dit l'expert de l'Université Concordia.

Ce nouveau chapitre du feuilleton, qui secoue la firme de génie québécoise, a été très mal reçu. L'action de SNC-Lavalin a décroché de plus de 20% pour clôturer à 38,43$, son plus bas niveau depuis mai 2009.

Dans son communiqué, l'entreprise annonce qu'elle ne pourra publier ses états financiers vendredi tel que prévu. SNC-Lavalin avertit du même souffle qu'elle ampute ses prévisions de profits pour l'année 2011 de 18%, soit 80 millions.

Cette correction comprend non seulement les mystérieux paiements de 35 millions, mais également une perte de 23 millions attribuable à ses projets en Libye. Le reste du 80 millions concerne des changements de prévisions de coûts liés à divers projets.

Depuis plusieurs mois, l'entreprise soulève les scandales en Libye à cause des liens étroits qu'elle entretient avec l'ancien régime du dictateur Mouammar Kadhafi. SNC-Lavalin, qui a refusé hier toute demande d'entrevue, n'indique pas si les paiements de 35 millions qui font l'objet d'une enquête sont aussi liés aux activités en Libye.

En décembre dernier, une lettre anonyme que La Presse a obtenue, avait été envoyée aux dirigeants de SNC-Lavalin et au principal actionnaire de l'entreprise, Jarislowsky Fraser. Cette lettre faisait état de plusieurs malversations touchant les activités de l'entreprise en Libye, incluant des pots-de-vin et l'utilisation de «sociétés-écrans» destinées à faire passer de l'argent de SNC-Lavalin au régime du dictateur Mouammar Kadhafi.

Le réseau CBC a mené une enquête sur le sujet. Elle dit savoir de sources chez SNC-Lavalin que la lettre est à l'origine de déclenchement de l'enquête interne au sein de l'entreprise. Plus tôt ce mois-ci, SNC a limogé deux hauts dirigeants qui avaient tissé des liens étroits avec le régime.

Pour une multinationale, retarder la publication de ses états financiers est un événement «très, très rare», rappelle Michel Magnan, de l'Université Concordia. Au Canada, l'un des cas les plus patents est celui de Nortel Networks, qui avait retardé la publication des résultats pendant un an en 2004. La révision des états financiers de Nortel avait conduit à des accusations criminelles contre certains dirigeants.

Selon M. Magnan, l'enquête interne sur les paiements de 35 millions vient entacher l'intégrité des états financiers passés de l'entreprise. «Ça soulève des questions sur la fiabilité des contrôles dans le passé. Ça veut dire que les états financiers des autres trimestres et même des autres années peuvent être remis en question.»

Selon deux sources fiables, le conseil d'administration de SNC-Lavalin a retenu les services de Stikeman Elliott pour coordonner les aspects juridiques de l'enquête. Le Bureau du président de l'entreprise, formé de la haute direction, a aussi retenu les services d'un cabinet pour les représenter, soit Norton Rose, nous indique-t-on. Aucun des deux cabinets n'a voulu confirmer ou infirmer leur embauche.

Le Bureau du président est formé de 10 membres, dont le PDG, Pierre Duhaime. Le vice-président directeur, Infrastructures et construction, Riadh Ben Aïssa, faisait également partie du Bureau du président avant d'être congédié, le 9 février. M. Ben Aïssa était très actif en Libye. Il a dit depuis n'avoir rien à se reprocher et a menacé de poursuivre SNC-Lavalin.

Le principal actionnaire de SNC-Lavalin est la firme Jarislowsky Fraser, de Montréal. Selon le dernier relevé de l'agence Bloomberg, le gestionnaire de portefeuille détenait 21,7 millions d'actions de SNC-Lavalin, soit 14,4% des actions en circulation. Hier, le bloc d'actions de Jarislowsky a donc perdu 215,7 millions de dollars.

«Le communiqué de SNC-Lavalin est troublant. Mais on en sait trop peu pour faire des commentaires», a déclaré l'associé principal de la firme, Denis Durand.

Michel Nadeau, directeur général de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques, estime qu'il est grand temps que SNC-Lavalin sorte de son mutisme pour informer ses actionnaires sur tous les scandales qui éclatent au sujet de l'entreprise.

«On ne peut pas jouer à la cachette comme ça, a dit M. Nadeau en entrevue. Les dirigeants d'une entreprise ont le droit de prendre le temps d'amasser les faits avant de parler. Mais on ne peut pas se cacher et espérer que la tempête va passer. Aujourd'hui, SNC doit clarifier la situation. C'est la crédibilité du management et du conseil d'administration qui est en cause.»

Le comité de vérification chargé de mener l'enquête interne sur les paiements de 35 millions est composé de six membres, dont le président est Ian Bourne, de Calgary. Le PDG du Canadien National, Claude Mongeau, de Montréal, est également membre du comité de vérification. Deloitte&Touche est la firme de vérification externe de la société depuis 2003.