Montréal, le 29 décembre dernier. Le thermomètre flirte avec les -25 ºC. Alors que tout le monde a déjà la tête au réveillon du jour de l'An, la nouvelle tombe comme une bombe.

Enobia Pharma, une petite boîte née des labos de l'Université de Montréal, vient de faire sauter la banque. L'américaine Alexion accepte de payer 610 millions pour son médicament contre une maladie des os, un produit qui n'a même pas fini d'être testé sur les patients. Mieux: la somme pourrait grimper à plus de 1 milliard si le médicament atteint le potentiel commercial qu'Alexion lui soupçonne.

«Ça, on appelle ça un grand chelem», dit Ken Pastor, associé principal du fonds de capital-risque québécois CTI Capital - l'un de ceux qui avaient misé de l'argent sur l'entreprise justement dans l'espoir de la voir exploser.

Le problème, c'est que les grands chelems comme Enobia sont rares au Québec. Trop rares. En technologie, les retraits sur des prises - les entreprises qui échouent avant de commercialiser des produits - font partie du jeu.

Le hic, c'est que quand la province parvient à cogner, elle se contente trop souvent de petits coups sûrs. En clair: nos meilleures sociétés technologiques sont vendues trop tôt, pour des sommes trop faibles, à des étrangers qui les font grandir chez eux.

Contrairement aux grandes acquisitions, les petites boîtes vendues pour quelques dizaines de millions font rarement les manchettes. À moins d'avoir le nez collé sur la scène techno, vous n'avez probablement jamais entendu parler de Tungle.me, de Defensio, d'Anomalous Networks ou de StreamTheWorld. Les observateurs les avaient pourtant identifiées parmi les entreprises en démarrage les plus prometteuses de la province. Aujourd'hui, elles grandissent toutes sous contrôle étranger.

«Il y a toujours quelque chose qui survient trop tôt, déplore Shahir Guindi, spécialiste en technologie et associé directeur chez Osler, Hoskin&Harcourt. Soit il manque de capitaux, soit un des actionnaires veut vendre, et ça finit avec la compagnie qui est vendue.»

Les conséquences sont importantes. Une entreprise vendue trop tôt n'a pas encore eu le temps de s'enraciner ici. Ses installations sont petites et ses employés, peu nombreux. Le tout est facile à déménager.

Mais il y a plus. Il faut comprendre que mettre au point des technologies comme de nouveaux médicaments ou des logiciels novateurs est un processus long et risqué. Pour le mener à terme, il faut que des financiers acceptent de miser de l'argent sur les technologies bien avant qu'elles ne deviennent payantes.

Parfois, les financiers se trompent et perdent leur mise. D'autres fois, ils connaissent des succès.

«Sur 10 compagnies, la règle est que vous allez frapper 1 coup de circuit comme Enobia. Dans deux ou trois cas, on se rend compte que ça ne va nulle part et on limite les pertes le plus rapidement possible. Le reste du temps, on fait une, deux ou trois fois notre mise», dit Ken Pastor, du fonds CTI Capital.

Le problème, c'est que si le circuit se transforme en simple coup sûr, l'argent récolté par les succès ne parvient plus à compenser les échecs.

«Si notre champion rapporte seulement trois ou cinq fois la mise, notre portefeuille complet est sous l'eau», résume Jacques Bernier, associé principal de Teralys - un réservoir de capital-risque dont la mission est de renflouer les fonds qui misent sur les entreprises.

M. Bernier observe que l'affaire se transforme souvent en cercle vicieux. Un financier affamé qui doit absolument se renflouer sautera sur la première occasion de récupérer sa mise, incitant lui-même les entreprises de son portefeuille à se vendre trop tôt. À long terme, cela réduira son rendement... et le rendra encore plus affamé.

«Quand on vend une entreprise pour 30 millions et qu'elle continue de croître aux États-Unis, ce sont les actionnaires américains qui s'enrichissent, dit Shahir Guindi. Et les actionnaires québécois, ceux qui ont pris les plus grands risques, se retrouvent avec peu.»

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Enerkem

Sans avoir généré un cent de profit, cette entreprise québécoise a attiré des financements records pour construire des usines capables de transformer les déchets domestiques en carburant. Avec deux usines actuellement en construction, le vrai test arrive pour Enerkem, qui a annoncé ce mois-ci son intention de s'inscrire sur le TSX et le NASDAQ.

Medicago

Cette boîte de Québec qui dit faire pousser des vaccins dans des plantes plus vite que les grandes multinationales a attiré l'attention du département de la Défense américain, qui lui a confié 21 millions US pour ériger une usine aux États-Unis destinée à parer d'éventuelles épidémies. À suivre.

Accedian Networks

C'est l'entreprise technologique qui grandit le plus vite au pays, selon le palmarès que dresse chaque année la firme Deloitte. Cette boîte mont-

réalaise qui conçoit des produits pour mesurer et améliorer la capacité des réseaux mobiles a fait exploser ses revenus d'exactement 50 136% depuis cinq ans. Attirera-t-elle l'attention des étrangers?

D'autres boîtes prometteuses pourraient cogner à la porte du club des 100 millions au cours des prochaines années. Parmi celles-ci, notons Stingray, Averna, Caprion, Teraxion, Acquisio, iBwave, Prosep, Coveo, iWeb, Vantrix, et Lumenpulse.

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Biochem Pharma

13 milliards

Le premier succès biotechnologique québécois. Inventrice de la trithérapie pour traiter les patients atteints du VIH, l'entreprise a été acquise pour la somme colossale de 13 milliards en 2000.

Taleo

1,9 milliard

Avec 300 employés à Québec, le bébé de l'entrepreneur en série Louis Têtu était bien ancré dans la province quand il a été vendu  1,9 milliard au géant du logiciel Oracle ce mois-ci.

5N Plus

179 millions

Cette entreprise montréalaise fabrique des métaux et des produits chimiques spéciaux pour les compagnies pharmaceutiques et industrielles. Chiffre d'affaires l'an dernier: 179 millions.

Beyond the Rack

100 millions

C'est la nouvelle venue dans le club sélect des 100 millions, et elle n'aura mis que deux ans à y entrer. Lancé en 2009, ce site internet qui vend des vêtements au rabais a connu une croissance absolument fulgurante. L'entreprise parle maintenant ouvertement du milliard de dollars. Poursuivra-t-elle sur sa lancée? Sera-t-elle acquise? Entrera-t-elle en Bourse? Les paris sont ouverts.

D'autres sociétés québécoises ont franchi le chiffre magique de 100 millions, que ce soit en valeur d'entreprise ou en ventes annuelles. Pensons à Exfo, un vieux routier du paysage technologique québécois, qui a généré des ventes de 270 millions l'an dernier. Ou à Virochem, une biotech achetée en 2009 et payée 375 millions. Miranda, Axcan Pharma, Gemin X, Ovivo, Airborne Mobile, Oz communications, Premier Tech, Softimage, Coradiant et Matrox font aussi partie de la liste, non exhaustive.