Les clients s'entassent ce matin dans une étroite bijouterie de Dorval. À quelques jours de Noël, on vient y reluquer les bagues et colliers qui tapissent les comptoirs vitrés de la boutique. Derrière la cohue se cachent toutefois des propriétaires inquiets. À qui transmettre cette oeuvre et ces connaissances, fruits de nombreuses heures de travail?

La gorge de Pierre Soucy se noue lorsqu'on lui pose la question. Sans héritier à qui confier la boutique, sa femme Linda Richer et lui ignorent ce qu'il adviendra de l'entreprise familiale, qui a 60 ans, le jour de leur retraite.

«Il existe un problème dans le secteur, explique M. Soucy. Je vois des entreprises qui ferment leurs portes parce qu'il n'y a pas de relève. On avait par exemple un vieil Ukrainien dans la région qui gravait des pierres pour nous et qui est maintenant décédé. Aujourd'hui, je dois me tourner vers New York ou même l'Allemagne pour faire sculpter ces pierres-là.»

Deux fois l'an, le couple se déplace à Anvers, capitale du diamant, pour y sélectionner les pierres qu'il offrira à ses clients. Joailliers et gemmologues de formation, ils s'affairent non seulement à remodeler les bijoux, mais conçoivent aussi des pièces sur commande.

Selon Pierre Soucy, pas plus de 10% des bijoutiers montréalais possèdent son expertise. «Un bijoutier ne fait pas que vendre des bijoux. C'est avant tout quelqu'un qui offre un service», ajoute-t-il.

Le copropriétaire de la bijouterie Robert Richer s'inquiète de l'avenir de la joaillerie classique au Québec. Selon lui, les émailleurs, sertisseurs, graveurs et orfèvres se font de plus en plus vieux, et la relève n'est pas au rendez-vous.

Pierre Soucy montre du doigt la formation qu'on offre dans le secteur pour expliquer la situation. Le compagnonnage qui permettait autrefois de former les nouveaux artisans a laissé place à une formation scolaire qui sert mal l'industrie, selon lui.

«Il y a des écoles de formation qui répondent à un certain besoin, mais les jeunes qui en sortent sont encouragés à aller vers le bijou d'artisanat, explique-t-il. Ils manquent une belle occasion.»

L'école de joaillerie de Montréal forme chaque année une quinzaine de diplômés du collégial qui s'ajoutent aux adultes qui suivent une formation similaire. Du lot, pas plus de trois ou quatre se tourneront vers l'industrie de la réparation ou de l'ajustement des bijoux, selon Isabelle Métivier, chargée de projet à l'école de joaillerie du cégep du Vieux-Montréal.

«Nos jeunes sont formés pour lancer leur propre entreprise. On leur offre des cours de marketing, de comptabilité et de gestion pour les préparer à devenir travailleurs autonomes», indique-t-elle pour expliquer la tendance qu'ont les diplômés à fonder leur propre atelier de création.

Geneviève Côté fait partie de ces anciens élèves qui ont choisi le bijou d'artisanat plutôt que celui dit classique. Derrière son stand du Salon des métiers d'arts de Montréal, elle explique la désaffection des jeunes pour le bijou traditionnel par une simple question d'offre et de demande.

«Il va toujours y avoir une clientèle pour le bijou classique, mais les gens recherchent d'abord quelque chose d'original et d'unique qui ne leur coûtera pas trop cher, indique-t-elle. Il faut aussi réaliser qu'il y a un grand risque financier associé à la production de bijoux de grande valeur.»

Le professeur de joaillerie Francesc Peich fait le même constat. Selon lui, la technique employée par les artisans sera toujours la même, mais ceux-ci vont adapter leur style «selon l'air du temps».

Troisième d'une lignée de joailliers et d'horlogers catalans, Francesc Peich voit se profiler différemment l'avenir des deux métiers qu'il pratique. Si l'avenir du bijou ne l'inquiète pas, il est catégorique quand vient le temps de parler de sa seconde spécialité.

«L'horlogerie est vouée à disparaître, c'est un métier perdu, affirme-t-il. Il n'y a rien de nouveau. Comme on l'a vu dans le passé, il y a des métiers qui disparaissent pendant que d'autres apparaissent.»

Victime de l'arrivée des montres à cristaux de quartz, puis de la venue des téléphones cellulaires, le réparateur de montres mécaniques ne trouve aujourd'hui pas plus de clients du côté de l'horloge.

«Maintenant, on a l'heure sur le téléphone, le micro-ondes et le poêle. On l'a partout. L'horloge n'est plus une nécessité», ajoute M. Peich. Au Québec, il n'existe d'ailleurs plus qu'un centre de formation en horlogerie, situé à Trois-Rivières.

Comme pour le couple Soucy-Richer, Francesc Peich entraînera avec lui son expertise lorsque viendra le moment de la retraite.

«On fait avec», dit-il sans amertume.