La mondialisation de l'économie bouleverse les règles établies et provoque des pressions grandissantes sur les organisations. Dans ce contexte, les institutions du travail sont souvent mises à mal. En plus d'être perçues comme une entrave au bon fonctionnement des marchés, elles seraient une source d'inertie freinant la capacité d'innovation des acteurs.

Si cette conception des institutions s'impose de plus en plus au Québec, elle s'appuie rarement sur une analyse empirique du monde du travail. Sans nier que les institutions du travail représentent des contraintes pour les employeurs, nos travaux montrent qu'elles génèrent également des retombées socioéconomiques bénéfiques pour la société.

A contrario, les insuffisances institutionnelles peuvent entretenir, ou aggraver, des problèmes que le marché ne peut à lui seul résoudre. Pour illustrer notre propos, nous présenterons deux cas où des institutions génèrent des externalités positives (le comité sectoriel de main-d'oeuvre en aérospatiale (CAMAQ) et les organismes de finance syndicale) et un cas qui démontre, au contraire, que leur fragmentation peut nuire au bon fonctionnement du marché du travail (la régulation du travail migrant).

Aérospatiale

Il est bien connu que l'industrie aérospatiale est un moteur de l'économie québécoise avec ses 235 entreprises, ses 40 000 emplois et son chiffre d'affaires de 12 milliards de dollars. Ce succès serait précaire sans une main-d'oeuvre en quantité et qualité suffisantes.

Or, cet enjeu a été à l'origine de la mise en place, en 1983, du CAMAQ à l'initiative des partenaires du marché du travail. Aujourd'hui, ce comité paritaire, patronal-syndical, agit à titre d'agent de liaison entre les acteurs pour veiller à la planification et à la formation de la main-d'oeuvre de l'aérospatiale de façon à répondre aux besoins des employeurs.

Les initiatives du comité permettent à l'industrie de disposer d'une main-d'oeuvre compétente en temps requis, un atout stratégique pour les entreprises aux prises avec une concurrence mondiale. Des représentants de régions souhaitant faire progresser leur industrie aérospatiale s'intéressent d'ailleurs aux institutions de notre secteur, dont le CAMAQ, puisqu'elles sont perçues comme un des éléments clés de son succès.

Un autre exemple renforce l'idée que les institutions participent au développement socioéconomique.

Il s'agit des initiatives syndicales dans la gestion des caisses de retraite, le Fonds de solidarité de la FTQ et le Fondaction de la CSN. Rappelons que ces deux institutions contribuent à favoriser l'épargne individuelle, un enjeu central au cours des dernières années, et à maintenir et créer des emplois au Québec.

Ces fonds, mis sur pied par l'acteur syndical, appuyés par le gouvernement, travaillent de concert avec un réseau d'entreprises qui sont en phase de démarrage ou de relance. Ils fournissent donc l'occasion aux acteurs du développement économique et social de nouer des liens pour favoriser la création et la répartition de la richesse.

Citons aussi le cas de Bâtirente, organisme créé par la CSN afin de permettre aux travailleurs d'accéder à des régimes de retraite adaptés à leurs besoins et qui fait fructifier l'épargne de ses membres en investissant dans des entreprises pour lesquelles sont prises en considération les performances extrafinancières (sociale, environnementale et de gouvernance).

À l'inverse, dans d'autres sphères du marché du travail, les institutions sont absentes ou fragmentées. Ce phénomène est observable dans la gestion des programmes destinés aux travailleurs migrants temporaires des secteurs agricole, de la foresterie ou de l'aide domestique. Ces programmes rendent difficile l'accès à certains droits (droit à la santé et à la sécurité au travail, droit d'association) et génèrent sur ce plan des coûts économiques et sociaux pour les principaux intéressés et le pays d'accueil.

À ce jour, une multitude d'acteurs, l'État, les syndicats, les employeurs et des ONG, tentent de se concerter autour d'une plateforme cohérente. Mais, force est de constater qu'il est difficile de résoudre ces problèmes complexes en tenant compte des intérêts des uns et des autres en l'absence d'institutions fournissant un cadre d'action partagé.

Les institutions naissent ainsi de la volonté des acteurs, syndicaux, patronaux, communautaires ou gouvernementaux. Elles permettent d'échanger de l'information, de développer une vision commune des problèmes, d'élaborer des solutions et d'en partager les coûts et les bénéfices.

Chacun y voit l'occasion de régler des problèmes communs que l'action d'acteurs isolés pourrait difficilement résoudre ou ne le ferait qu'en servant des intérêts individuels, reléguant ainsi les coûts à l'ensemble de la société.

Ces quelques exemples montrent que les institutions n'entravent pas le fonctionnement du marché. Elles contribuent, lorsque bien gouvernées, à fournir un avantage concurrentiel aux intervenants économiques et sociaux. Dans le cadre des débats actuels où l'accent est trop souvent mis sur les contraintes associées aux institutions, il ne faudrait surtout pas oublier qu'elles concourent à intégrer le social dans l'économique.

Lucie Morissette, Urwana Coiquaud, Marc-Antonin Hennebert et Christian Lévesque sont professeurs à HEC Montréal et membres du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).