Se perdre et se retrouver dans la complexité.

C'est un fait: les situations de gestion sont complexes. Elles demandent de faire tenir ensemble des logiques différentes, voire contradictoires. L'impératif de faire coexister le local et le global, l'individuel et le collectif, la diversité des cultures, la qualité, le coût et les délais, la croissance et la maîtrise des risques fait courir alors un double risque de se perdre dans cette complexité inépuisable: ne plus se situer dans toutes ces logiques et ne plus pouvoir trouver la direction que l'on vise.

C'est pour cette raison que sont apparues des démarches «simplificatrices», ramenant la complexité à un nombre gérable de dimensions. L'enjeu de cette simplification est alors de maintenir sa représentativité de la situation initiale et de permettre des décisions rapides. Ainsi, le compte de résultats est une manière simplifiée de représenter la richesse produite par une entreprise. Il oublie de nombreuses dimensions de la valeur en se concentrant sur des aspects quantifiables et monétaires, mais, dans le même temps, il est une convention qui permet de se faire rapidement une idée partagée de la question. La métaphore de la carte ou du plan éclaire bien cette simplification: elle est une représentation simplifiée de la situation qui permet de se situer et de se diriger. C'est pourquoi on trouve tant de références géographiques ou cartographiques en gestion: plan d'affaires, cartes stratégiques, direction, position...

Comment se perdre avec une carte?

L'efficacité de ces plans est si évidente qu'elle nous fait souvent oublier l'aphorisme d'Alfred Korzybski selon lequel «la carte n'est pas le territoire». Ce dernier nous rappelle non seulement les simplifications de la représentation qu'est la carte, mais aussi notre tendance à simplifier la carte elle-même, à faire un zoom sur un coin de cette dernière, à la plier pour la rendre plus manipulable, ou encore à oublier que le territoire change et que la carte peut être obsolète. Korzybski nous prévient donc du risque qu'il y a d'oublier nos simplifications et de nous enfermer dans une représentation simpliste. Il nous enjoint par conséquent à rester lucides par rapport au fait que toutes les démarches, outils et grilles d'analyse en gestion ne sont que des simplifications.

Mais notre peur de nous perdre et de rester immobiles, c'est-à-dire, en gestion, notre anxiété de ne pas pouvoir analyser, décider et agir, nous pousse souvent à refouler cet aphorisme et à nous reposer peut-être à l'extrême sur nos plans et nos cartes. Paradoxalement, nous nous perdons alors dans nos cartes...

Un plan pour démarrer une entreprise?

C'est pourquoi, face à la complexité de créer une entreprise, on peut s'interroger sur la pertinence d'un outil comme le plan d'affaires.

En effet, celui-ci est peut-être une représentation trop simpliste. Il rate par exemple la passion et les compétences de l'entrepreneur ou l'engagement des employés.

En outre, le plan est peu fiable, car il décrit un espace encore inconnu. Comment pourrait-il prévoir une croissance avant même la création de l'entreprise?

De plus, il est trop vite dépassé: démarrer une entreprise va modifier l'espace concurrentiel et donc le territoire représenté par le plan.

Enfin, il peut être enfermant et nous faire rater les occasions de la découverte, presque aléatoires, en nous focalisant sur la direction déterminée a priori au moment du choix du plan.

Pire, souvent, les gens ne lisent plus que le «sommaire exécutif» d'un plan d'affaires, soit une carte de la carte...

Comment partir à l'aventure malgré un plan d'affaires?

On pressent alors tout le paradoxe du plan: il est inévitable pour faire face à la complexité, mais toujours débordé par cette dernière. Il traduit la contradiction entre l'inévitable simplification pour agir et la réalité angoissante d'une complexité non représentable. Ne pas tomber dans le simplisme, c'est ne pas avancer. Céder au simplisme, c'est se perdre. Regarder la carte empêche souvent le promeneur de voir le trou qui s'ouvre sous ses pieds. Tout l'enjeu de la gestion repose donc moins dans la conception du plan d'affaires que dans la manière de s'en servir: de le suivre et de s'en éloigner. Or, hélas, ne sommes-nous tous pas complices (universités, CLD, fondations, banques, etc.) d'une survalorisation du plan sur la manière de s'en servir? Du plan d'affaires sur l'entreprise elle-même?

Il nous faut donc développer la capacité de lire autant la carte que le terrain, c'est-à-dire autant d'analyser les représentations comptables que de sentir la réalité de l'entreprise; d'organiser son voyage en le dessinant sur une carte, mais aussi d'accepter de partir à l'aventure, c'est-à-dire de planifier tout en acceptant les occasions que présente le terrain.

Ou, plus généralement, de se rappeler que si la carte n'est pas le territoire, le plan d'affaires n'est pas non plus l'entreprise.

Luis Cisneros (luis.cisneros@hec.ca) est professeur à HEC Montréal, Fabien De Geuser (fdegeuser@escpeurope.eu) est professeur à ESCP Europe et Claude Ananou (claude.ananou@hec.ca) est chargé de formation à HEC Montréal.