La Presse a demandé aux économistes en chef des huit grandes institutions financières ce que seront les politiques monétaires de la Banque du Canada, de la Réserve fédérale américaine, de la Banque centrale européenne et de la Banque populaire de Chine, l'an prochain. Leurs réponses montrent que le métier de banquier central n'est pas de tout repos.

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Qui sont-ils?

Mme Sherry Cooper, économiste en chef, BMO Marchés des Capitaux. «La Banque centrale européenne devra continuer d'acheter des obligations souveraines de pays européens périphériques puisque leurs coûts d'emprunt à long terme sont prohibitifs.»

M. Craig Alexander, économiste en chef, Groupe financier Banque TD. «Il faut compter de 12 à 18 mois pour que des changements dans les taux d'intérêt se répercutent pleinement dans l'économie. La Banque du Canada doit prévoir ce que sera l'inflation dans plus d'un an d'ici.»

M. François Dupuis, économiste en chef, Mouvement Desjardins. «La reconduction des baisses d'impôts aux États-Unis n'est pas un nouveau stimulus. Seules les mesures qui l'accompagneront, comme la baisse du payroll tax, augmenteront le revenu disponible des Américains, mais leurs effets seront modestes.»

M. Warren Jestin, économiste en chef, Groupe Banque Scotia. «La préoccupation des investisseurs devant les déficits fiscal et commercial massifs va exercer des pressions à la hausse sur les rendements des obligations et réduire la valeur du dollar américain.»

M. Carlos Leitao, économiste en chef, Banque Laurentienne. «Il me semble assez clair que la Banque du Canada n'est pas à l'aise avec un taux directeur à 1,00%, particulièrement dans le contexte d'un appétit toujours vorace pour le crédit de la part des ménages canadiens.»

M. Stéfane Marion, économiste en chef, Banque Nationale Groupe financier. «Étant donné le modèle économique chinois et son taux de change contrôlé, la banque centrale ne peut être totalement indépendante du pouvoir politique. Cela étant dit, les autorités chinoises sont de plus en plus sensibilisées à la montée des pressions inflationnistes.»

M. Avery Shenfeld, économiste en chef, CIBC. «La Chine semble pencher davantage pour la limitation des prêts des banques et l'intervention sur le marché des aliments.»

M. Craig Wright, économiste en chef, RBC Groupe financier. «On s'attend à la stabilité des taux européens à leur niveau actuel, c'est-à-dire trop élevés pour certains pays, trop faibles pour d'autres et au niveau adéquat pour aucun.»

Quatre questions aux économistes

1- La Banque du Canada a amorcé une pause en septembre. Quelles sont les conditions à satisfaire pour qu'elle puisse recommencer à hausser ses taux? Quand seront-elles réunies?

Sherry Cooper: La Banque va sans doute recommencer quand l'économie canadienne sera relancée et la crise européenne du crédit stabilisée. Nous croyons que ces deux conditions seront réunies au printemps. Des hausses de taux sont donc attendues en mai.

Craig Alexander : Il faut compter de 12 à 18 mois pour que des changements dans les taux d'intérêt se répercutent pleinement dans l'économie. La Banque doit prévoir ce que sera l'inflation dans plus d'un an d'ici. Une croissance économique modérée va réduire petit à petit la sous-utilisation des capacités de production. La Banque du Canada va donc vouloir augmenter les taux à nouveau en juillet.

François Dupuis : Le resserrement monétaire devrait reprendre à l'été 2011 au Canada. La croissance économique canadienne est appelée à s'accélérer avec, notamment, une amélioration du secteur extérieur. Parallèlement, la Réserve fédérale américaine aura terminé son programme d'assouplissement quantitatif et l'incertitude économique mondiale devrait avoir retraité significativement.

Warren Jestin : Avec une croissance qui ralentit, un taux d'inflation sous les 2% et notre monnaie très forte, la Banque du Canada ne va sans doute pas augmenter les taux d'intérêt à nouveau avant que 2011 soit bien avancée. À ce moment-là, les reprises américaine et mondiale devraient être plus durables et les exportateurs auront eu une année de plus pour s'adapter à un huard qui s'apprécie.

Carlos Leitao : La Banque du Canada préférerait, sans doute, continuer son processus de normalisation du taux directeur, probablement jusqu'à 2,00 % ou 2,50 %. Cependant, l'environnement externe l'a forcée à l'interrompre. La Banque recommencera à hausser les taux dès que l'environnement externe le lui permettra. Il me semble assez clair que la banque centrale n'est pas à l'aise avec un taux directeur à 1,00 %, particulièrement dans le contexte d'un appétit toujours vorace de la part des ménages canadiens pour le crédit... En ce qui concerne « l'environnement externe », c'est la politique de la Réserve fédérale qui constitue le plus grand obstacle. C'est-à-dire, la Banque du Canada ne peut pas resserrer sa politique monétaire pendant que la Fed poursuit une politique hyper-expansionniste, au risque de voir le dollar canadien grimper à des niveaux beaucoup trop élevés.

Stéfane Marion : Malgré son pessimisme à l'égard des perspectives de l'économie mondiale, la Banque du Canada fera probablement face à une croissance plus élevée que prévu aux États-Unis l'année prochaine et pourrait devancer le moment auquel elle pense que l'économie canadienne atteindra l'équilibre. Le taux réel canadien demeure très bas sur une base historique et doit être normalisé dans un avenir rapproché. La BdC devrait reprendre ses hausses de taux vers la fin du deuxième trimestre de 2011.

Avery Shenfeld : Les taux vont recommencer à monter si la Banque était surprise par une hausse de l'inflation de base ou, plus vraisemblablement, si elle pouvait projeter que l'économie pourra croître à au moins 2,5% afin de tendre raisonnablement vers le plein emploi, en tenant compte de hausses de taux. Un huard plus faible serait aussi utile, puisqu'une hausse de taux indépendante de la Réserve fédérale risque de pousser indument le huard et de freiner davantage les exportations.  Ces obstacles seront franchis vers le milieu de 2011.

Craig Wright : Le processus de normalisation des taux d'intérêt a été interrompu en septembre, dans la foulée d'une croissance nord-américaine plus lente que prévu et des risques à la baisse de plus en plus préoccupants. Ces préoccupations diminuent sur les deux fronts et nous nous attendons à ce que la Banque reprenne la normalisation des taux d'intérêt en avril.

2- La Réserve fédérale a amorcé une deuxième phase de détente quantitative. Jusqu'où ira-t-elle, compte tenu que le Congrès vient de reconduire les baisses d'impôt de George W. Bush?

S.C.: Il est probable que la Fed concrétise ses intentions d'acheter 600 milliards d'obligations du Trésor américain d'ici le milieu de 2011. Même si les baisses d'impôt vont stimuler la croissance, la Fed voudra sans doute maintenir les taux d'intérêt à long terme à un faible niveau tant que la reprise ne sera pas à la fois robuste et soutenue. Nous prévoyons qu'elle commencera à hausser les taux au début de 2012.

C.A. : La Fed s'est engagée à acheter 600 milliards d'obligations dans le cadre de sa deuxième phase de détente quantitative. Je crois que la Fed va compléter ses achats, sans dépasser ce montant. Cela aura pour effet de stimuler la croissance de 0,3 point.  L'ensemble des stimuli fiscaux vont encore y ajouter 0,5 point.

F.D. : La reconduction des baisses d'impôts n'est pas un nouveau stimulus. Seules les mesures qui l'accompagneront, comme la baisse du Payroll tax, augmenteront le revenu disponible des Américains, mais leurs effets seront modestes. Le chômage restera élevé et l'inflation basse. La Réserve fédérale ira au bout de sa deuxième phase de détente quantitative.

W.J. : Compte tenu du taux de chômage autour de 10% et de la fragile demande intérieure, la Réserve fédérale ne va pas monter les taux d'intérêt en 2011 et elle sera très prudente dans la diminution de la détente quantitative. Cependant, la préoccupation des investisseurs devant les déficits fiscal et commercial massifs va exercer des pressions à la hausse sur les rendements des obligations et réduire la valeur du dollar américain.

C.L. : Comme annoncé en novembre et réitéré le 14 décembre, la Réserve fédérale poursuivra son programme jusqu'au 2e trimestre de 2011. La récente décision de reconduire les baisses d'impôts permettra, peut-être, d'éviter une troisième vague, mais n'arrêtera pas la deuxième phase de détente quantitative.

S.M. : Le marché du travail américain devrait reprendre du poil de la bête au fil du temps en 2011 avec la reconduction des baisses d'impôts combinée à l'adoption de nouvelles mesures de dépenses (impact de +0.5% sur le PIB). Des gains aux environs de plus de 2 millions d'emplois devraient se concrétiser.  Dans ces conditions, la détente quantitative de la Réserve fédérale n'excédera pas les 600 milliards déjà prévus.

A.S.: Nous nous attendons à ce que la Fed complète son programme d'achat d'obligations de 600 milliards déjà annoncé. Nous ne nous attendons pas à d'autre détente monétaire après coup.

C.W. : La Fed va compléter sa détente quantitative. Elle va ensuite se placer sur la touche pendant que l'économie prend du mieux grâce à de substantiels stimuli fiscal et monétaire. L'inflation va commencer à devenir préoccupante en 2011, exerçant des pressions sur les rendements obligataires. Même si les données suggèrent que les pressions inflationnistes sont limitées, le marché obligataire se laisse rarement entraver par des données.

3- La Banque centrale européenne est écartelée entre la forte croissance de l'Allemagne, la récession dans des plus petites économies et une inquiétante pression sur la dette souveraine. Quelle politique monétaire peut-elle espérer mener?

S.C.: La BCE n'a guère d'autre choix que de se montrer accommodante, sans doute durant toute l'année prochaine, pour contrer une sévère austérité fiscale et stimuler la croissance dans la zone euro. Elle devra aussi continuer d'acheter des obligations souveraines de pays européens périphériques puisque les coûts d'emprunt à long terme sont prohibitifs.

C.A. : La BCE est en pause pour l'avenir prévisible. La politique monétaire sera trop contraignante pour les pays en difficulté fiscale, mais trop accommodante pour des pays en meilleure forme, l'Allemagne en particulier. Cela va alimenter une croissance très inégale dans la région.

F.D. : La BCE devrait maintenir ses lignes spéciales de crédit destinées aux institutions financières en manque de liquidités. Elle devrait également continuer d'intervenir au besoin sur le marché obligataire. Quant aux taux d'intérêt directeurs, en moyenne, la faible croissance économique en zone euro et la faible inflation prescriront un statu quo en 2011.

W.J. : La conduite de la politique monétaire européenne sera très accommodante durant toute l'année 2011. Les conséquences négatives de la crise de la dette minent les perspectives de croissance à travers la région. Les marchés obligataire et monétaire seront volatils, malgré les mesures fiscales draconiennes adoptées par les nations très endettées et l'assurance de soutien donnée par les économies plus fortes.

C.L. : La politique monétaire européenne est particulièrement complexe. Au delà des questions de la dette souveraine des pays périphériques et des considérations plus conventionnelles de lutte contre l'inflation, la BCE doit aussi composer avec la fragilité du système bancaire européen. Il me semble que, du moins pour l'instant et de façon officieuse, la BCE a comme priorité la stabilité du système bancaire; ce qui signifie des injections massives de liquidité coûte-que-coûte.

S.M. : La BCE doit s'assurer que les conditions financières dans la zone euro demeurent propices à la croissance en attendant que les différents pays membres s'accordent sur une solution pour s'assurer de la viabilité de la zone à moyen terme. Le scénario le plus probable en Europe est que la BCE doive continuer d'intervenir sur les différents marchés obligataires des pays périphériques en difficultés.

A.S. : Une politique monétaire de type «taille unique» est impossible, compte tenu des différences de performance économique puisque la sévère austérité fiscale des pays périphériques nuit à leur croissance. Afin d'éviter que la situation des économies les plus faibles n'empire, les taux d'intérêt de la zone euro ne bougeront pas en 2011.

C.W. : La reprise inégale et incertaine de l'Europe va se poursuivre. Cela va continuer de poser des problèmes à la conduite de la politique monétaire «à taille unique» de la BCE. On s'attend à la stabilité des taux à leur niveau actuel, c'est-à-dire trop élevés pour certains pays, trop faibles pour d'autres et au niveau adéquat pour aucun.

4- La Banque populaire de Chine est aux prises avec une vraie surchauffe et une indépendance suspecte du pouvoir politique. Que peut-elle (et non pas que devrait-elle) vraiment faire?

S.C. : La banque centrale chinoise devra resserrer sa politique monétaire en augmentant les taux d'intérêt et les ratios de réserves de crédit des banques. Pour contenir l'inflation, il est important qu'elle réévalue beaucoup sa monnaie afin de diminuer les coûts importés et les surplus commerciaux considérables.

C.A. : Nous aimerions voir plus de resserrement monétaire en Chine pour combattre l'inflation. Cela peut prendre la forme d'une augmentation modeste des taux d'intérêt, mais la réponse la plus directe consisterait à augmenter davantage les exigences de capitalisation pour les banques et de resserrer encore les conditions de prêts.

F.D. : À défaut d'augmenter plus rapidement ses taux d'intérêt directeurs, la Banque populaire de Chine utilise des outils moins traditionnels pour freiner l'économie. Elle a notamment recours à la persuasion morale et au relèvement du ratio de réserves obligatoires des banques. La réévaluation progressive du yuan restreint également la surchauffe.

W.J. : Puisqu'on s'attend à une croissance qui va dépasser les 9%  en 2011, la Banque populaire de Chine va continuer de recourir à des restrictions administratives et à augmenter les réserves obligatoires des banques pour amortir la robuste demande intérieure et contenir l'inflation. Une appréciation plus grande de la monnaie face au dollar américain réduirait aussi les pressions sur les coûts importés.

C.L. : Faute de laisser le yuan s'apprécier de façon significative, il n'y a pas grand chose d'autre que la Banque populaire de Chine peut faire sinon d'essayer de contrôler le crédit directement par des mesures lourdes comme augmenter le niveau requis de réserves. Augmenter le taux directeur n'est pas très efficace en Chine puisque le système bancaire local n'est pas encore aussi étendu qu'en Amérique du Nord ou en Europe.

S.M. : Étant donné le modèle économique chinois et son taux de change contrôlé, la banque centrale ne peut être totalement indépendante du pouvoir politique. Cela étant dit, les autorités chinoises sont de plus en plus sensibilisées à la montée des pressions inflationnistes. Notamment, nous devrions assister à des hausses de taux d'intérêt et une appréciation plus grande du renminbi face au dollar américain.

A.S. : Laisser le yuan s'apprécier plus rapidement modérerait la croissance (en ralentissant les exportations) et aiderait à endiguer l'inflation (en abaissant le coût en yuans des biens importés). Cependant, la Chine semble pencher davantage pour la limitation des prêts des banques et l'intervention sur le marché des aliments.

C.W. : La BPDC doit continuer de mettre les freins pour ramener la croissance à des niveaux plus soutenables, limiter les pressions inflationnistes et empêcher la création et l'éclatement d'une bulle. Cela suppose plus de resserrements des conditions de prêts des banques, des réserves obligatoires plus élevées, des augmentations des taux d'intérêt et une monnaie plus forte.