Henry Mintzberg adore provoquer des débats. Tenez: à propos du déficit de productivité qui affligerait le Canada dans son ensemble et le Québec en particulier, il lance ce pavé: «La productivité n'est pas la seule mesure pour évaluer la santé d'une entreprise, d'une économie ou d'une société. Si c'était le cas, le grand modèle à imiter serait Wal-Mart.»

Le chercheur montréalais en management, qui jouit d'une grande réputation à l'échelle internationale, avait accordé à Jacinthe Tremblay une série de 12 entretiens publiés dans La Presse en 2007 et 2008. Ils sont maintenant regroupés dans un livre qui se révèle une sorte de condensé très digeste de la pensée hétérodoxe du professeur.

Texte inédit

En prime de ces entretiens, l'ouvrage présente un texte inédit en français écrit en 2006. Mintzberg y prédit que les ravages de la productivité à l'américaine vont déboucher sur une grave crise économique.

«Plusieurs de ces gains de productivité étaient en fait des pertes de productivité», écrit-il.

Cela découle du fait que les PDG ne travaillent pas pour l'entreprise qui leur garantit des primes en cas de succès et des parachutes dorés en cas d'échec.

Ils sont avant tout des mercenaires. Pour eux, quelle est la meilleure stratégie pour accroître la productivité?

«Congédier tout le monde et écouler la marchandise, ironise-t-il. Les heures de travail diminuent pendant que les ventes continuent.»

Ce faisant, bien des entreprises ont sacrifié leur âme, leur culture et leur capacité d'innover au profit du profit qui a servi à enrichir les actionnaires tout comme la haute direction.

Critique de l'enseignement à Harvard

Dans le fil de ses entretiens avec l'intervieweuse qui sait se faire discrète, Minzberg aborde les grands thèmes qui lui sont chers: les notions de leadership, trop souvent réduites à celle de leader, d'expérience, par opposition à la formation quantitative et, surtout, sa critique de l'enseignement à Harvard du management par études de cas. À ses yeux, cette méthode conduit à la prise de décision sur des enjeux mal compris. «George W. Bush (MBA Harvard Business School 1975) en est un exemple. Son processus de décision à propos de l'Irak a ressemblé à une étude de cas dans cette école.»

Il ajoute durant l'entretien que «la confiance sans la compétence conduit souvent à l'arrogance»...

Minzberg n'est pas qu'un pourfendeur de la façon dont est enseigné le management, qui n'est pas une science, encore moins un ensemble de sciences de la gestion, mais bel et bien un art fondé sur l'expérience.

Il existe de grandes entreprises bien gérées (il nomme IKEA et Costco) où le leadership s'exerce en réseau plutôt qu'en pyramide et où les cadres intermédiaires jouent un rôle qui ne se limite pas à la courroie de transmission.

Séminaires internationaux

Les recherches de Mintzberg l'ont d'ailleurs conduit à mettre sur pied des séminaires internationaux offerts à des cadres supérieurs d'une même entreprise qui rencontrent des pairs d'autres grandes sociétés. «Le partage de l'expérience entre les cadres eux-mêmes est l'épine dorsale de la formation en management», explique-t-il.

Il a aussi mis sur pied une web-entreprise, CoachingOurselves.com, qui propose une série d'outils pédagogiques pour aider les participants à gérer leur formation dans leur environnement, ce qui est à l'opposé de la formule des études de cas.

Le livre de Jacinthe Tremblay contextualise très bien les entretiens. Elle nous dépeint aussi l'homme derrière le chercheur, amoureux de la nature et collectionneur de sculptures de castor. Les bouts de saule et de peuplier faux tremble grignotés par les rongeurs passionnent l'homme autant qu'un collectionneur d'oeuvres de Dali ou de Picasso. «Si ses travaux sont largement salués depuis quatre décennies, écrit-elle, ils ont également de nombreux détracteurs, certains le qualifiant de «fauteur de troubles» Comme ses amis les castors.»

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Jacinthe Tremblay. Entretiens avec Henry Minzberg & Comment la productivité a tué l'entreprise américaine. Curieuse Limitée. 2010. 153 pages.