«Les connaissances scientifiques ne sont d'aucune utilité pour les praticiens!» «La science est devenue assujettie au développement économique!» Deux protestations contradictoires répétées à l'envi au cours des dernières années dans un grand nombre de domaines scientifiques. Nous nous concentrons ici sur le domaine que nous connaissons bien, la gestion.

Les deux accusations y sont particulièrement virulentes: aux chercheurs en gestion attachés au statut - tardivement acquis - de «science» de leur discipline, on reproche souvent de produire des connaissances ésotériques, déconnectées des problèmes des praticiens, bref, inutiles. À ceux qui revendiquent le caractère forcément «appliqué» de la discipline et s'efforcent au contraire de rester centrés sur les enjeux et les problèmes vécus par les gestionnaires et les organisations d'aujourd'hui, on reproche de servir des intérêts particuliers au lieu du «bien commun», d'être des consultants plutôt que des chercheurs et d'être, donc, «faussement utiles».

Ces deux accusations reposent sur deux caricatures: d'un côté, le chercheur enfermé dans sa tour d'ivoire, occupé à publier dans des revues scientifiques prestigieuses lues par une poignée de collègues. De l'autre, le dirigeant d'entreprise, mû par la recherche effrénée du profit à court terme et la poursuite des intérêts de sa «caste».

Ces deux figures-là existent certainement, mais ce ne sont pas celles qui surgissent d'abord lorsqu'on prête attention aux multiples relations de collaboration qui existent entre chercheurs et praticiens en gestion, ainsi qu'aux différents types de connaissances produites par la recherche en gestion et aux diverses façons dont ces connaissances sont utiles.

La recherche en gestion, contrairement aux domaines technologiques, se traduit rarement par des brevets, des inventions ou des produits. Les connaissances en gestion prennent plutôt la forme d'outils de diagnostic, de méthodes, de modèles, de typologies, de recommandations, d'idées ou d'analyses. Parmi nos collègues, certains travaillent sur une méthode d'évaluation des préoccupations des personnes en contexte de changement organisationnel; d'autres tracent les contours d'un modèle de décroissance; d'autres bâtissent des typologies d'entreprises familiales afin de mieux comprendre les difficultés liées à la relève; d'autres encore tentent de tirer les leçons de la récente crise financière, et ainsi de suite.

La production de ces connaissances implique la plupart du temps des interactions multiples et variées entre chercheurs et praticiens. Tous les chercheurs universitaires en gestion sont aussi des enseignants, et souvent également des consultants, des formateurs, des administrateurs ou des intervenants auprès d'une très grande variété d'organisations.

Les connaissances «utiles» ne se réduisent pas aux outils, aux recettes, aux meilleures pratiques, bref, aux connaissances instrumentales. La connaissance finalement «utile» peut très bien être, dans certains cas, la connaissance jugée farfelue, dangereuse ou inutile dans un premier temps, soit par les collègues chercheurs, soit par les praticiens. C'est vrai en gestion comme ailleurs.

Ne pas tenter de répondre à des besoins à court terme exprimés par les praticiens peut parfois être le moyen d'aboutir finalement à des connaissances véritablement utiles pour eux comme pour le reste de la société. Par ailleurs, la posture critique, la posture réflexive, la remise en cause des modèles actuels et l'innovation en matière de gestion ne sont pas l'apanage des chercheurs. Nous échangeons régulièrement avec des praticiens qui sont prêts à mettre en question certaines de leurs activités avec une ouverture d'esprit et une humilité dont devraient s'inspirer bien des chercheurs. La «libre pensée» n'est pas toujours du côté qu'on croit.

Le problème, s'il en est un, avec ces multiples voies de collaboration et de transfert des connaissances entre chercheurs et praticiens est qu'une grande partie passe largement inaperçue parce que difficilement mesurables et «traçables». Des idées circulent, un nouveau mode de gestion est mis en place dans une entreprise, des consultants s'emparent de l'idée, un enseignant-chercheur en parle à ses étudiants de MBA, une équipe de chercheurs documentent systématiquement cette innovation dans un bassin plus grand d'entreprises, les étudiants de MBA devenus gestionnaires s'en inspirent dans leur pratique, des chercheurs transforment l'innovation en modèle structuré, d'autres chercheurs soulèvent des enjeux éthiques perdus de vue par les premiers, ces critiques sont à leur tour relayées par des journalistes d'affaires, etc. On est loin d'une vision de l'utilité qui s'exprimerait en nombre de brevets par chercheur ou par institution!

Avec d'autres collègues, qui comprennent des chercheurs et des praticiens, nous avons mis sur pied un groupe de recherche qui vise justement à documenter et à mieux comprendre les multiples voies par lesquelles les connaissances en gestion sont produites et sont utilisées. Nous faisons le pari que les connaissances produites par ce groupe de recherche seront... utiles.

Chantale Mailhot et Anne Mesny sont professeures agrégées au service de l'enseignement du management à HEC Montréal et cofondatrices du Groupe de recherche sur l'utilisation, la valorisation et le transfert des connaissances en gestion.

Pour joindre nos collaboratrices: chantal.mailhot@hec.ca et anne.mesny@hec.ca