C'est aujourd'hui que la Cour suprême se penche sur la vente de Bell Canada. Or, pendant que se prolonge le suspense sur la propriété de Bell, des décisions cruciales pour l'avenir de l'entreprise attendent. Notre journaliste fait le point sur les défis stratégiques d'une des plus importantes entreprises au Québec.

C'est aujourd'hui que la Cour suprême se penche sur la vente de Bell Canada. Or, pendant que se prolonge le suspense sur la propriété de Bell, des décisions cruciales pour l'avenir de l'entreprise attendent. Notre journaliste fait le point sur les défis stratégiques d'une des plus importantes entreprises au Québec.

Le 23 février 2007, Michael Sabia passe un coup de fil à James Leech, patron de Teachers' Private Capital. Selon des rumeurs persistantes, le régime de retraite des enseignants de l'Ontario veut faire l'acquisition de Bell.

- Nous ne sommes pas intéressés, Jim. Pas pour le moment, dit le PDG de Bell.

- Notre proposition vaut la peine d'être entendue, Michael, je t'assure. Nous sommes votre plus gros actionnaire, ne l'oublie pas. Que dirais-tu d'une rencontre, disons, la semaine prochaine?

- Écoute. Bon. D'accord. Disons, le jeudi 8 mars, ça te va?

Voilà le genre de conversation qui a donné lieu à la plus importante transaction au Canada, selon la circulaire de la direction de Bell. Teachers', cette caisse de dépôt de l'Ontario, a remporté la mise avec des partenaires, offrant 52 milliards de dollars.

Mais aujourd'hui, 16 mois plus tard, le fonds de retraite n'a toujours pas pris le contrôle de Bell, se butant à des délais réglementaires et à une bataille juridique, qui se transporte aujourd'hui même en Cour suprême.

Ces 16 longs mois d'attente s'ajoutent à la longue période de flottement de Bell entourant l'échec de sa conversion en fiducie de revenu, à l'automne 2006. Presque deux ans, donc, pendant lesquels la direction de Bell a consacré l'essentiel de ses énergies à restructurer l'actionnariat de l'entreprise.

Pendant ce temps, les clients, la technologie et les employés de Bell attendent. Des décisions cruciales sont mises sur la glace. Or, dans l'univers de plus en plus concurrentiel des télécommunications, deux ans, c'est une éternité.

«Le problème de Bell, il est là. Il y a absence de focus sur la technologie et les clients», dit le consultant Jean-Guy Rens, de Sciencetech.

Sur les blogues, les internautes se défoulent dès qu'ils ont une chance. Un récent article sur un recours contre Bell publié dans Cyberpresse a donné lieu à des dizaines de réactions de lecteurs en furie. Problèmes de vitesse du réseau internet, bogues, service déficient, etc. «Ce ne sont pas ces crétins de castors qui vont redorer l'image de cette compagnie de m», dit typiquement un lecteur.

Bien sûr, plus une entreprise est grande, plus le volume de critiques risque d'être important. Mais un récent sondage Ipsos Reid auprès des clients confirme les problèmes de l'entreprise.

Ainsi, au printemps 2008, le taux de satisfaction des clients internet de Bell était de 48% selon Ipsos Reid, le pire score des fournisseurs de service internet au Canada. En comparaison, le taux de satisfaction des clients de Vidéotron atteint 74%, selon ce sondage.

Iain Grant, directeur général de la firme de consultants Groupe Seaboard, note que Bell est dans les limbes actuellement. «Ils sont remplis de gens intelligents qui comprennent les enjeux, mais personne n'est appelé à prendre de décisions. Il faut un propriétaire pour décider des enjeux et non un gestionnaire», fait-il valoir.

Dans la population en général, la perception de Bell en a aussi pris pour son rhume. Jadis entreprise admirée, Bell figure maintenant parmi celles qui attirent le moins le respect des Québécois, selon des sondages Léger Marketing publiés dans la revue Commerce.

En 2001, seulement 8% des Québécois avaient une mauvaise opinion de Bell. Cette proportion a progressivement augmenté au fil des ans pour atteindre 25% cette année, un sommet.

«La culture de l'entreprise a été transformée avec l'arrivée de Michael Sabia (en 2002), nous dit une ancienne employée. C'est un spécialiste des coupes budgétaires. On disait que le client était au centre de nos préoccupations, mais dans les faits, ce n'était pas le cas.»

Clientèle

L'insatisfaction des clients a évidemment eu un impact sur les affaires. Certes, le nombre de clients de Bell dans l'internet et la téléphonie sans fil a augmenté de façon importante ces dernières années. Mais cette croissance est de loin inférieure à celle de ses concurrents.

En 2007, Bell avait 2 millions de clients internet au Canada, soit 40% de plus qu'en 2003. En comparaison, la croissance sur cinq ans des abonnés de Telus, Rogers et Vidéotron ont été respectivement de 82%, 85% et 130%!

Même portrait dans le sans fil, un autre secteur en ébullition. À la fin de 2007, Bell avait 6,2 millions de clients, en hausse de 41% sur cinq ans. Chez ses concurrents Telus et Rogers, le taux de croissance a respectivement été de 65% et 94% pour la même période.

Rogers a pris le premier rang dans le sans-fil en 2004, avec l'acquisition de Fido. Depuis, l'écart s'agrandit avec Bell, puisque Rogers a ajouté 1,8 million de personnes à sa liste de clients, contre 1,3 million pour Bell. «Bell se fait plumer par Rogers dans le sans-fil», dit Jean-Guy Rens.

Préoccupée par la vente de certaines divisions de l'entreprise, la direction de Bell a sous-évalué les forces de ses concurrents. Par exemple, avec l'arrivée de Vidéotron dans la téléphonie, Bell avait fait des estimations de pertes de clients. Or, ces prévisions ont été nettement en deçà de la réalité, nous dit une ex-employée. «C'était la première fois que les clients pouvaient exprimer leur insatisfaction autrement que par des plaintes.»

Aujourd'hui, personne n'est à même de savoir si la Cour suprême donnera raison à Teachers' ou aux détenteurs d'obligations qui contestent. Et à moins d'une entente à l'amiable, il est bien possible qu'une défaite en Cour suprême ait raison de la transaction. Bell devrait alors, encore une fois, se réinterroger sur son avenir.