Quartiers ouvriers, villes de compagnies, centre-ville... C'était à l'époque où le lien entre le lieu de travail et le lieu de résidence était direct et clair. La fin des jobs à vie et la flexibilité des horaires changeront-elles la configuration des villes? Retour en arrière et prospective.

Quartiers ouvriers, villes de compagnies, centre-ville... C'était à l'époque où le lien entre le lieu de travail et le lieu de résidence était direct et clair. La fin des jobs à vie et la flexibilité des horaires changeront-elles la configuration des villes? Retour en arrière et prospective.

En 1924, l'Aluminium Company of America décide d'implanter une aluminerie au Saguenay. Ce projet enclenche la construction d'une «ville de compagnie» pareille à nulle autre en Amérique du Nord : Arvida.

«Alcoa décide de faire de cette ville son image demarque. Elle fait appel à un des plus grands urbanistes américains pour en concevoir le plan d'aménagement. Elle décide également de faire des logements offerts aux employés une de ses cartes maîtresses pour les attirer et les retenir», raconte Lucie Morisset, professeur au département d'études urbaines et touristiques de l'Université du Québec à Montréal et auteure de Arvida, une épopée urbaine en Amérique.

Tous les employés d'Alcan auront droit à une maison unifamiliale. Rien, à l'extérieur, ne permettra de distinguer les cadres des ouvriers. Les différences culturelles, sociales et économiques entre les Québécois et les patrons, américains, seront reflétés à l'intérieur.

Véritable révolution

Sous l'angle des ressources humaines, c'est une véritable révolution. «À l'époque, les ouvriers habitaient en majorité des taudis. Dans les villes, c'était des logements en rangée construits par des spéculateurs. Alcoa venait concrétiser le rêve inassouvi du pavillon individuel pour les ouvriers», note Mme Morisset.

Quelques années plus tôt, Alcoa avait innové en bâtissant, en Caroline du Nord, des logements où se côtoyaient ses employés noirs et blancs.

Contrairement aux autres villes de compagnies, qui lignent à l'infini des maisons identiques, Arvida se déploie en construisant 65 modèles de maisons. Un autre employeur, au Wisconsin, avait jusque-là innové dans la diversité, mais avec quatre modèles seulement.

Si les «villes de compagnies» sont un exemple percutant des liens entre le développement économique et l'organisation du territoire, les quartiers ouvriers, tout comme les banlieues modernes, en sont également le résultat.

C'est notamment la réduction des horaires de travail ainsi que l'élévation du niveau de vie des ouvriers qui a favoriser l'essor des banlieues. Désormais, les employés avaient les moyens d'acheter une auto...

C'était également l'époque des emplois de 9 à 5 chez le même employeur toute sa vie. Le paysage urbain a été modifié aux différentes étapes du développement économique. Il le sera forcément encore.

Très près, très loin...

En 2006, le centre d'appels de Desjardins Groupe d'assurances générales était devenu à l'étroit dans ses locaux de Lévis.

Au lieu d'agrandir, la société a décidé de louer un local à Québec, tout près du lieu de résidence de ses employés. Avec le choix de cet emplacement, DGAG venait d'éviter à ses travailleurs une heure de déplacement et de favoriser ainsi un meilleur équilibre travail-vie personnelle.

Luc Noppen, titulaire de la chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain de l'Université du Québec à Montréal, note un mouvement similaire aux États-Unis. Dans ce cas, c'est la banlieue qui sort gagnante. Des entreprises s'y installent pour se rapprocher de leur main-d'oeuvre.

«Encore plus que l'organisation du travail, c'est sans doute les coûts de l'énergie, des automobiles et de la voirie qui détermineront la configuration du territoire d'ici 20 ans», croit M. Noppen.

Richard Shearmur, professeur en économie urbaine à l'INRS Urbanisation, Culture et Société, note pour sa part des signes de modification des comportements résidentiels. Ils viennent surtout de cadres et de hauts salariés qui ont le loisir, grâce aux horaires flexibles et à internet, de se présenter au bureau deux ou trois jours par semaine seulement.

«Ces gens décident d'habiter non pas en banlieue mais dans des régions comme les Laurentides, Lanaudière ou les Cantons-de-l'Est. Ça n'a pas d'impact pour l'instant sur Montréal mais quand quatre nouvelles grandes maisons se construisent dans une petite municipalité, ça change la donne», note-t-il.

Stabilité résidentielle

M. Shearmur croit par ailleurs que la fin du job à vie chez le même employeur va contribuer à briser de plus en plus le lien entre les lieux de résidence et du travail. «Les gens vont choisir la stabilité résidentielle et ils vont privilégier des lieux où leurs autres sources d'intérêt sont accessibles», prévoit-il.

Paul Lewis, professeur en urbanisme à l'Université de Montréal, a étudié les impacts du télétravail et du travail autonome sur les transports urbains au début des années 1990. Il a découvert que ces modes de travail avaient des impacts minimes.

Par contre, la croissance des horaires atypiques a beaucoup plus d'influence. «La congestion n'a pas diminué. Les heures de pointe se sont plutôt allongées», dit-il.

Selon M. Lewis, la réduction du nombre de jours de présence au bureau, par des horaires flexibles ou le télétravail, risque fort d'entraîner une hausse du mouvement constaté par Richard Shearmur, soit un lieu de vie très loin du travail. «Ou encore le désir de se rendre au travail à pied, donc de vivre tout près», ajoute-t-il.

Les effets des changements au travail sur l'environnement urbain sont à peine perceptibles aujourd'hui. Et personne n'ose prédire qui en sortira vainqueur, des villes-centre, des banlieues ou des régions périphériques.

Une prévision fait l'unanimité. «Les changements du travail vont sans doute permettre que la distance entre les lieux de résidence et de travail deviennent secondaires, plus que jamais dans l'histoire», avance Lucie Morrisset.