Henry Mintzberg observe avec un mélange d'admiration et d'inquiétude les professions de foi des milieux d'affaires en faveur de la responsabilité sociale des entreprises, un courant largement connu par son sigle CSR.

Henry Mintzberg observe avec un mélange d'admiration et d'inquiétude les professions de foi des milieux d'affaires en faveur de la responsabilité sociale des entreprises, un courant largement connu par son sigle CSR.

«Dans ce mouvement, on trouve beaucoup de bonne volonté et de souci réel de faire le bien des organisations mais on trouve également beaucoup de marketing. Pire encore sont ceux qui prétendent - et ils sont légion aux États-Unis -, que les solutions aux problèmes de la planète passent par les entreprises», observe-t-il.

«Je ne m'attends pas à ce qu'Exxon stoppe le réchauffement de la planète pas plus que je ne compte sur Rupert Murdoch pour mettre fin à la concentration de la presse. Les vrais changements viendront des citoyens et des communautés et de leurs pressions sur la société», dit-il.

Q : Que pensez-vous du courant favorable à la responsabilité sociale des entreprises et comment expliquez-vous sa croissance?

R: J'admire les organisations ainsi que les hommes et les femmes d'affaires qui veulent agir de la manière la plus responsable possible. Plusieurs d'entre eux sont sensibles aux problèmes sociaux, ils veulent contribuer à améliorer les choses et c'est excellent.

Cette croissance est aussi un effet de la concurrence. Les entreprises sont menacées par leurs mauvais comportements et veulent montrer qu'elles sont meilleures que leurs semblables.

Mais il y a aussi beaucoup de marketing dans l'engouement actuel à CSR. D'ailleurs, dire ou écrire CSR, c'est plus efficace que répéter Corporate Social Responsability, même si c'est cette obsession de l'efficacité qui détruit la Corporate Social Responsability

BP, anciennement British Petrolium, en offre un exemple très clair. En 2000, elle a lancé une énorme campagne de pub autour du slogan «BP: Beyond Petrolium». Elle a tenté de convaincre le monde entier qu'elle était la compagnie la plus «verte» et la plus «engagée envers la communauté» de son industrie.

En 2005, une explosion dans une de ses raffineries au Texas a fait 15 morts et 180 blessés. Une commission d'enquête fédérale américaine a conclu en mars 2007 que des coupes budgétaires, le manque d'investissement dans des équipements sécuritaires et la pression des managers pour hausser la productivité avaient causé la tragédie.

Un an plus tôt, une fuite dans ses équipements a échappé 1 million de litres de pétrole dans les eaux de l'Alaska. Malgré ces catastrophes, BP continue de proclamer qu'elle «contribue au changement social».

Il y a donc beaucoup de naïveté chez ceux qui prétendent, comme on l'entend régulièrement aux États-Unis, que CSR peut changer le monde! Les problèmes de la planète dépassent largement ce que peuvent faire les entreprises, même celles qui veulent faire du bien.

Prenons un exemple. On consomme trop. Vous en connaissez des entreprises qui vont lancer des campagnes de publicité ou réduire leur production pour que les gens achètent moins?

Les entreprises et les individus nantis peuvent améliorer certaines situations, mais ils ne peuvent les régler.

Q : Quelle est votre conception d'une organisation responsable?

R: La première responsabilité sociale d'une entreprise est d'agir comme un bon membre de sa communauté en étant, d'abord, sensible aux besoins de ses travailleurs et également en respectant l'environnement et les collectivités où elle est présente.

Cela dit, la première responsabilité d'une entreprise n'est pas sociale: elle consiste à faire de l'argent en respectant les lois. C'est normal et là-dessus, tout le monde s'entend. Mais ceux qui affirment que sa responsabilité s'arrête là jouent à l'autruche et, pire encore, ils aggravent les problèmes.

C'est ce que font les émules de Milton Friedman et de l'École de Chicago. Que disent-ils? «The Business of Business is Busines»: les entreprises industrielles et commerciales n'ont pas à se préoccuper du social, c'est l'affaire de l'État.

Le monde réel ne fonctionne pas comme ça. On le constate chaque fois qu'il faut prendre une décision: l'économique et le social ont une fâcheuse tendance à s'entremêler.

Q : Pouvez-vous préciser cette idée?

R: Quel économiste oserait affirmer que les décisions sociale n'ont pas de conséquences économiques? Toutes les décisions supposent d'engager des ressources et tout économiste le sait. Lequel pourrait prétendre que les décisions économiques n'ont aucune conséquence sociale? Elles en ont toutes.

Les gens d'affaires qui adoptent le point de vue de Friedman prennent des décisions dont les conséquences sociales sont désastreuses. Ils agissent selon leur bon plaisir et surtout leur intérêt économique, tout en sachant qu'ils n'auront pas à payer la facture des dégâts humains et sociaux.

Quand un chef d'entreprise prend une décision, il a toujours le choix entre fermer les yeux sur les besoins sociaux ou les prendre en considération. Même si la première responsabilité de l'entreprise n'est pas de satisfaire les besoins sociaux, elle menace sa pérennité en les ignorant complètement ou en se contentant de respecter la loi.

En 1978, l'écrivain Alexandre Soljenitsyne avait abordé cette question avec une grande lucidité. Après avoir rappelé qu'il était terrible de vivre dans une société sans repère juridique, comme celle qu'il avait connue sous le régime communiste russe, il écrivait et je le cite:

«Une société sans autre repère que ses textes juridiques n'est pas tout à fait digne de l'homme non plus. Une société fondée sur la lettre de la loi, qui ne s'élève pas plus haut, ne tire jamais profit du niveau élevé des possibilités humaines. () Quand le tissu de la vie n'est tissé que de relations juridiques, il règne une atmosphère de médiocrité morale qui paralyse les pulsions les plus nobles de l'homme».

C'est dans le plus grand «respect des lois» que la corruption juridique peut sévir aux États-Unis et dans plusieurs pays sous la forme, notamment, de la rémunération faramineuse de hauts dirigeants de sociétés inscrites en Bourse et des congédiements massifs de travailleurs pour augmenter la "productivité".

Q : Même si vous identifiez des limites au potentiel de changement social venant des entreprises, vous avez quand même des attentes à leur égard. Quelles sont-elles?

R: À la mi-novembre, j'ai participé à une conférence organisé à Boston par Corporation 20/20 (www.corporation2020.org), un regroupement de penseurs et de praticiens créé en 2004 pour repenser, notamment, la responsabilité des organisations.

Lors de cet événement, j'ai lancé un appel fort simple aux dirigeants d'entreprises: «If you want to be responsable, get out of politics. Stay out of my government and my social life" - si vous voulez être vraiment responsables, restez à l'écart de l'arène politique. Cessez de vouloir contrôler nos gouvernements et notre vie sociale».

J'admire, je le répète, les dirigeants d'entreprise qui veulent «faire du bien» et les personnes nanties qui partagent leur richesse avec la communauté. Mais ils ne doivent jamais oublier que la société appartient aux citoyens et aux communautés. C'est à nous d'agir. Et si nous avons le droit d'attendre mieux de nos gouvernements, nous devons attendre beaucoup mieux de nous mêmes.