Le journaliste Robert Guy Scully a interviewé récemment Paul Volcker, ancien chairman de la Fed aux USA, et principal conseiller économique de Barack Obama. L'entrevue sera diffusée sur plus de 200 stations de la chaîne PBS, dans le cadre de Bob Scully's World Show. Il la partage ici avec les lecteurs de LaPresseAffaires.com en primeur et en exclusivité canadienne.

Le journaliste Robert Guy Scully a interviewé récemment Paul Volcker, ancien chairman de la Fed aux USA, et principal conseiller économique de Barack Obama. L'entrevue sera diffusée sur plus de 200 stations de la chaîne PBS, dans le cadre de Bob Scully's World Show. Il la partage ici avec les lecteurs de LaPresseAffaires.com en primeur et en exclusivité canadienne.

Le président élu vient de nommer M. Volcker à la tête du President's Advisory Board à la Maison-Blanche, faisant de lui le «tsar» de l'économie américaine, le conseiller qui surveillera pour l'administration les ministères tels que le Trésor et le Commerce.

Question : Paul Volcker, chaque fois qu'il y a une crise -- j'ai connu celles de 66, 73, 82, 87 et 90 -- à tout coup les observateurs évoquent 1929. Puis, un peu plus tard, on se ravise et ça ne semble plus aussi grave. Qu'en pensez-vous?

Réponse : Eh bien, ce n'est pas 1929. On a eu deux grosses chutes du marché bien sûr, mais une grande dépression comme celle qui a suivi 1929, de 1930 à 1934, n'est pas ce que j'anticipe.

Q. Une idée reçue veut que nous soyons victimes, non seulement des agissements douteux d'opérateurs avides, mais aussi de leurs méthodes sombres et compliquées. Tout cela entraînera un grand ménage.

R. Absolument. Le marché est devenu très compliqué. C'est l'âge d'or de l'ingénierie financière. Nous sommes allés trop loin. On nous a promis la transparence par la sophistication des produits, puis on a cru que diviser le risque de manière à mieux le gérer serait efficace. Mais finalement, je crains que ce fut une mauvaise donne.

Q. Et est-il vrai que, par exemple, les credit default swaps (CDS) sont à toutes fins pratiques déréglementés et qu'on pouvait, ni plus ni moins, assurer le bien du voisin sans provisions. On se croirait au Far West.

R. Effectivement, de la manière dont cela fonctionnait, c'était pratiquement déréglementé. Lorsque vous négociez un CDS, vous devez offrir un collatéral, mais l'un des problèmes dans le marché, actuellement, c'est que les CDS sont devenus énormes et que les prix ont changé sous la pression. Donc, les gens n'ont plus assez de liquidités pour assurer le collatéral. Résultat : cela a bloqué le marché. Une forme de blocage occulte... Et les gens ne comprennent pas tout à fait ce qui se passe.

Q. Et quand on a fait du slice and dice, du découpage en lamelles de titres constitués de milliers de prêts divers, il est aussi difficile de s'y retrouver que de retrouver la trace d'un ingrédient dans la chaîne alimentaire. On veut savoir d'où vient le brocoli, et on ne sait plus. Peut-on faire du tracing avec un titre financier, peut-on mettre une étiquette sur ces valeurs et savoir, par exemple, qu'une hypothèque à Kansas City est maintenant devenue un titre de dette en Allemagne?

R. Quelqu'un, quelque part, doit le savoir, mais c'est devenu tellement compliqué, chacun de ces portefeuilles géants englobe des milliers d'hypothèques. Quelqu'un doit avoir un tableau de cela, mais je ne suis pas certain que ceux qui achètent les tranches individuelles en ont la moindre idée, ils ne savent pas concrètement d'où viennent ces hypothèques. Il y en a trop. Les agence de notation ont également échoué. Elles ne comprenaient pas entièrement non plus.

Q. On ne peut s'empêcher d'avoir peur, en lisant dans les journaux, et c'est là le plus inquiétant, que certaines sommes en cause sont plus importantes que le PNB du Canada ou des États-Unis. Le marché du défaut de crédit, par exemple, est tellement énorme qu'éventuellement le gouvernement ne pourra le rescaper.

R. En ce qui regarde le sauvetage du marché de défaut de crédit, ce qu'on voit présentement, c'est le développement de mécanismes de compensation et de réconciliation, de manière à ce que, lorsqu'il y a un problème, la perte puisse être répartie sur un groupe assez large pour l'absorber. Voilà la pratique dans la plupart des marchés. Cela n'a pas été le cas pour les CDS, parce qu'ils sont structurés individuellement. Il leur manque une vraie chambre de compensation.

Q. Et lorsque le gouvernement fédéral a finalement proposé son premier sauvetage, cela ressemblait plutôt au Magicien d'Oz. On a pensé que la confiance reviendrait aussitôt. Mais ce ne fut pas le cas. Les gens étaient figés. Ils n'y ont pas cru.

R. La difficulté réside en partie dans la complexité de tout cela. Les gens ne comprennent pas et qui plus est, ils sont maintenant inquiets, et se demandent que faire face à leur counterparties, c'est à dire ceux qui se trouvent de l'autre côté d'une transaction. Alors ils se referment sur eux-mêmes.

Q. C'est la même psychologie que pour une panique bancaire. On ne veut pas vraiment y céder, mais on cède, juste au cas où le voisin céderait.

R. Oui, c'est bien cela, l'impuissance ou l'impossibilité de négocier est une forme de panique collective.

Q. Et combien de ces apprentis sorciers, dans les banques d'affaires, savaient qu'ils proposaient de mauvais titres et se doutaient bien qu'un jour ou l'autre quelqu'un en paierait le prix, mais en attendant ils se fiaient à la greater fool theory (la théorie du « plus bête que soi ») ?

R. Accordons-leur le bénéfice du doute en se disant qu'ils croyaient agir correctement. Ils faisaient beaucoup d'argent dans tout ce processus. Au départ il y a un courtier qui touche sa commission pour vendre une hypothèque. C'est tout ce dont il se soucie. Il refile le tout à une banque, laquelle l'intègre à un portefeuille pour en faire des titres. Puis ces portefeuilles sont intégrés à des portefeuilles géants, ensuite découpés en tranches. A chaque étape, quelqu'un y trouve son compte.

Q. Rappelons-nous les prêts souverains accordés à l'Amérique du Sud. Cela a fait mal aux banques américaines et canadiennes : on voulait recycler les pétrodollars. Ensuite il y a eu la bulle immobilière commerciale, puis la bulle techno. Chaque fois, l'establishment financier promettait qu'on ne l'y reprendrait plus, qu'il avait bien eu sa leçon. On réglementait, et puis inévitablement, cela recommençait, autrement. Un cycle sans fin.

R. C'est sans fin, en un sens. Mais cette crise-ci est énorme, et la leçon apprise va durer un certain temps. Les crises de 1929 et 1930, on s'en est souvenu longtemps. Je ne m'attends pas à une grande dépression. Nous assistons à une rupture du système financier, et on devra le repenser. Moins au Canada qu'ailleurs, car selon moi, le Canada a échappé au pire.

Q. Et en 1929, ou de 29 à 32, un facteur actuel n'existait pas : une presse financière très développée, qui traque la crise 24 heures sur 24, minute par minute.

R. Absolument, tout cela est rendu possible grâce à la révolution dans le monde de l'information et des communications. Cette crise est beaucoup plus complexe que celle que j'ai vécue lorsque j'étais chairman de la Fed, la crise latino-américaine. Celle-ci aurait pu faire tomber certaines banques, mais c'était beaucoup plus facile à gérer parce que vous saviez où se trouvait le problème, vous pouviez réunir les banquiers et régler tout cela.

Q. Est-ce que les médias font plus de tort que de bien?. Nous publions tout immédiatement, ce qui peut être bénéfique, mais du coup, nous répandons la panique plus rapidement.

R. C'est vrai. Alors, blâmons les médias encore une fois! (Rires.)

Q. Au cours des années 30, le taux de chômage a excédé 25%. Nous ne parlons pas de cela maintenant, mais jusqu'où ira-t-on?

R. Nous parlons d'une toute autre économie. Dans les années 30, l'économie reposait beaucoup plus sur la production industrielle, et sur l'industrie manufacturière, qui en étaient le coeur. Ce secteur est relativement petit aujourd'hui. Je crois que nous avons une économie plus stable, grâce à l'apport de l'économie de services.

Q. Avez-vous vu venir ce qui arrive maintenant?

R. Non, mais je suis sceptique depuis un bon moment face aux marchés actuels, et je croyais qu'il y avait des déséquilibres dans l'économie qui, un jour ou l'autre, nous causeraient des problèmes. La combinaison d'un système financier fragile et de problèmes économiques évidents fait que nous en sommes rendus là. Nous surnageons.

Q. Quelqu'un comme Warren Buffet, chez vous, est relativement libre de dettes, pourquoi n'y a-t-il pas davantage de financiers et d'entrepreneurs comme lui?

R. Il y a trop d'ingénieurs financiers. C'est ma courte réponse. Il y a trop d'ingénieurs financiers et pas assez d'ingénieurs civils!

Adaptation française de Francine Blais, rédactrice en chef du World Show.