Il y a 20 ans, Wall Street connaissait la pire séance de son histoire.

Il y a 20 ans, Wall Street connaissait la pire séance de son histoire.

En quelques heures, la moyenne Dow Jones des industrielles perdait 22,6% de sa valeur, soit plus du double du mardi noir, 29 octobre 1929, qui avait sonné le début de la Grande Dépression.

Et pourtant, il n'y a pas eu de récession cette fois-là. Les Bourses ont été à peine meurtries. Que s'est-il donc passé?

En début de journée, le nouveau président de la Réserve fédérale Alan Greenspan est un peu nerveux. Il doit prendre l'avion pour Dallas, ville de tous les malheurs, pour y prononcer son premier discours d'importance, depuis son entrée en fonction en mai.

«Le lundi matin, je me suis entretenu avec le conseil des gouverneurs et nous avons convenu que je devais effectuer le voyage afin de ne pas donner l'impression que la Fed se laissait aller à la panique, écrit-il dans Le temps des turbulences. Le marché a ouvert mollement et, au moment de mon départ, il allait vraiment mal: en baisse de plus de 200 points. Il n'y avait pas de téléphone dans l'avion.»

Greenspan ne voyageait pas dans un coucou. À l'époque, les réseaux sans fil n'étaient pas déployés, Internet restait une technologie rare, avant tout militaire. Quant aux ordinateurs, soyons gentils: ils manquaient un peu de puissance.

La semaine précédente, les marchés avaient montré beaucoup de morosité et de nervosité: les séances des mercredi, jeudi et vendredi figuraient toutes trois au Top 10 d'alors des pires dégringolades quotidiennes de la moyenne Dow Jones: des pertes de 57, 95 et 108 points d'affilée.

En ce fameux 19 octobre, des courtiers devaient expliquer à leurs clients éberlués qu'ils ne pouvaient pas liquider leur portefeuille, faute d'acheteur. Sur les parquets, les cambistes ne parvenaient pas à suivre les cotes.

Les fils électroniques (les tickers dans le jargon), censés donner les résultats de la plus récente transaction, accusaient plus d'une demi-heure de retard sur le temps réel.

À mi-séance, les traders ont repris les transactions à la criée, comme dans le bon vieux temps.

À New York seulement, plus de 600 millions d'actions ont changé de mains ce jour-là, soit plus du triple d'une séance ordinaire de l'époque.

Les ordinateurs étaient tellement surchargés qu'il a fallu ronger son frein près d'une heure avant de connaître la cote de clôture.

Du jamais vu, jamais revu

À sa descente d'avion, Greenspan demande où en est la Bourse. Elle a perdu cinq zéro huit, lui répond le cadre de la Réserve de Dallas, venu l'accueillir.

«Généralement, quand quelqu'un dit cela, il signifie 5,08, poursuit Greenspan. Quel beau rétablissement! ai-je commenté.»

À la mimique déconfite de son interlocuteur, le président de la Fed comprend qu'il n'y est pas du tout. La perte quotidienne s'élevait plutôt à 508 points, soit 22,6%, du jamais vu, du jamais revu.

À Toronto et Montréal, les purges étaient moindres, bien qu'énormes: 10 et 9% respectivement.

À la différence du Dow Jones cependant, qui allait prendre du mieux dès le lendemain, la saignée s'est prolongée pendant encore deux semaines sur les parquets canadiens.

Quant au Standard & Poor's 500, le véritable baromètre de la Bourse de New York, il a continué de dégonfler jusqu'en décembre.

Pour rassurer les investisseurs et la population en général qui craignaient la reprise de la Grande Dépression, la classe politique a multiplié les messages rassurants. Le président américain Ronald Reagan a rappelé que «plus de gens étaient au travail que jamais auparavant dans l'Histoire».

De ce côté-ci de la frontière, Michael Wilson, ministre fédéral des Finances dans le cabinet de Brian Mulroney, affirmait en Chambre que «l'économie est en bonne santé» et qu'il «n'y aura pas de récession».

Tous deux ont eu raison. À la différence de 1929, le krach de 1987 ne reflétait pas une crise de surproduction. Il était plutôt le résultat d'une simple bulle spéculative qui devait dégonfler ou éclater tôt ou tard.

Le crédit facile

Comme ces jours-ci, les mois précédents avaient été caractérisés par une fièvre immobilière, soignée avec la douche froide qu'avait représentée la faillite des Savings & Loans.

Ces caisses d'épargne faisaient du prêt hypothécaire au premier venu et s'étaient lancées un peu à l'aveuglette dans l'immobilier commercial et institutionnel.

Le crédit facile était aussi alimenté par les junk bonds, ces obligations à haut risque et taux d'intérêt élevés qui servaient de carburant à une vague de fusions et acquisitions sans précédent.

On a montré du doigt le déficit du commerce extérieur américain qui en inquiétait plus d'un, même s'il était sans commune mesure avec celui des dernières années.

Les risques d'inflation ont aussi été placés au banc des accusés tout comme les mécanismes de transactions automatisées des investisseurs institutionnels, ce qu'on appelait les portfolio insurances, interdites depuis.

Et pour les amateurs de parallèles, rappelons que le jour du krach, la marine américaine avait détruit deux plates-formes pétrolières iraniennes

Chose certaine, le Dow Jones était passé de 1700 à 2722 points en moins d'un an, alors que l'économie avait progressé de 3% seulement. Après le krach, le Dow était tout simplement revenu dans la zone des 1700 points.

La Réserve fédérale américaine s'est échinée durant deux semaines à rassurer les marchés, en injectant des liquidités. Les autres banques centrales ont fait de même. En somme, elles ont agi tout comme depuis le déclenchement de la crise du papier commercial, en août dernier.

En 1987, l'économie américaine a chancelé, sans s'écrouler. La croissance était de nouveau au rendez-vous aux premier et deuxième trimestres de l'année suivante. Le Dow est repassé au-dessus des 2700 points, dès octobre 1989.

Le S&P 500 a rattrapé le terrain perdu plus vite encore.

La récession est survenue en 1991 et le krach n'y aura été pour rien.

Laissons le mot de la fin à Alan Greenspan: «Sauf à psychanalyser tous les intervenants pour savoir ce qui les a poussés à agir comme ils l'ont fait, il est des épisodes que nous ne pourrons sans doute jamais expliquer. Le krach boursier d'octobre 1987 en est un.»