Débordés au point de ne plus penser, plusieurs cadres demandent à Henry Mintzberg: «Suis-je normal, docteur?». Réponse: «Vous êtes parfaitement normal. Mais vous ne réfléchissez plus ou peu, vous pourriez être atteint du syndrome de la superficialité».

Débordés au point de ne plus penser, plusieurs cadres demandent à Henry Mintzberg: «Suis-je normal, docteur?». Réponse: «Vous êtes parfaitement normal. Mais vous ne réfléchissez plus ou peu, vous pourriez être atteint du syndrome de la superficialité».

Dans cette dernière entrevue avec La Presse Affaires, Henry Mintzberg, le spécialiste de la gestion parle de cette maladie qui conduit à faire tout toujours plus vite, au risque de sacrifier la qualité; à se perdre dans les détails en oubliant le sens et la vue d'ensemble sur le travail.

«Ce syndrome est le résultat de mauvaises réponses répétées à une des grandes énigmes de la gestion: comment doser, au quotidien, la réflexion et l'action», explique-t-il.

Q: Le syndrome de la superficialité est-il une maladie récente des gestionnaires?

R: Non, il menaçait les gestionnaires que j'ai observés depuis mes recherches de doctorat, en 1968. Il est lié à la nature même de leur travail. Les gestionnaires vivent dans le chaos calculé et le désordre contrôlé. Ils accomplissent en cascade de courtes tâches de nature différentes, souvent interrompues par des contacts internes et externes.

Cette fragmentation, ajoutée à leur responsabilité de produire des résultats tangibles et souvent urgents, a toujours favorisé l'apparition de ce syndrome. Les technologies de l'information (TI), particulièrement les courriels, ont cependant augmenté les risques de le contracter.

Malgré leurs avantages incontestables, les courriels accentuent paradoxalement la distance du manager avec le terrain et les personnes ainsi que les interruptions, la fragmentation et la pression.

Sans changer la nature du management, les courriels peuvent en accentuer les caractéristiques au point d'en dénaturer la pratique. Elle peut devenir si frénétique qu'elle devient dysfonctionnelle, trop superficielle, trop déconnectée.

Les pièges tendus par les TI accentuent les difficultés à planifier, à voir plus loin en même temps qu'il y a tant de choses urgentes à faire. C'est un des conundrums de la gestion dont je traiterai dans mon prochain livre, Managing.

Q: Conundrum! Qu'est-ce que c'est? Une autre maladie?

R: Non. C'est un mot anglais pour décrire une énigme, une question ou un problème impossible à résoudre, dont la «bonne» réponse varie constamment en fonction du contexte.

Les gestionnaires sont sans arrêt confrontés à des conundrums comme: comment déléguer quand tant d'informations sont orales, personnelles et confidentielles? Comment être en contact avec le terrain quand la nature de son travail vous en éloigne?

Gérer, c'est être tiraillé sans arrêt entre des responsabilités et des attentes qui semblent contradictoires. Les conundrums de la gestion touchent tous les niveaux du management: la pensée, l'information, les personnes et l'action. Leurs énigmes sont souvent posées en même temps, ce qui accroît leurs difficultés.

Dans mon premier livre, The Nature of Managerial Work, paru en 1973, je parlais de cette réalité comme du «cercle vicieux» de la gestion. Je me proposais alors de poursuivre mes recherches pour les aider à en sortir. Dans Managing, je livrerai quelques pistes mais aucune solution miracle: une telle chose n'existe pas, ni dans les écoles, ni dans les livres, y compris les miens.

Q: À quoi pensez-vous?

R: Pour résoudre les tiraillements entre la réflexion et l'action, la méthode la plus populaire consiste à faire un exercice de planification stratégique. On en fait maintenant partout, dans les PME, les ministères et même dans les petites associations à but non lucratif.

Les gestionnaires ont l'illusion de résoudre leurs énigmes. C'est faux.

Q: Que reprochez-vous à la planification stratégique?

R: Énormément de choses que j'ai longuement expliquées dans Grandeur et décadence de la planification stratégique (ndlr: En 1995, The Rise and Fall of Strategic Planning a reçu le prix du meilleur livre de l'année de l'Academy of Management, qui compte quelque 18 000 membres dans plus de 100 pays). En bref, la réalité marche rarement selon le plan. Combien de «planificateurs stratégiques» avaient prévu le 11 septembre 2001, la hausse fulgurante du prix du pétrole, les changements du taux de change?

En plus, la planification stratégique n'a jamais eu de potentiel stratégique. Elle repose essentiellement sur l'analyse, un univers conceptuel, ordonné par catégories. La stratégie, quant à elle, est affaire de synthèse. Une stratégie est plus qu'une combinaison de catégories. C'est une intégration, pas une combinaison. L'analyse est un élément parmi d'autres: elle n'est pas la stratégie.

Q: Comment crée-t-on une stratégie?

R: C'est tout à fait simple: par l'apprentissage.

On apprend les stratégies peu à peu, essai par essai, expérimentation par expérimentation.

Q: Et quelle est la relation entre la réflexion et l'action dans la stratégie?

R: C'est un va-et-vient constant. Si on reste sur l'un ou l'autre, on est foutu! Que de la réflexion? Le management devient passif. Que de l'action? Il devient écervelé.

Un bon manager agit sans arrêt et réfléchit sans arrêt. Il réfléchit sur ses actions et il agit à partir de ses réflexions. C'est comme ça que, peu à peu, on apprend sa voie vers une vision de l'avenir de l'organisation.

Un bel exemple de «vision» est IKEA. À mon avis, les meubles en kit emballés de façon à ce qu'on puisse les emporter immédiatement à la maison est un élément fondamental de cette vision. Combien de temps faut-il quand vous allez chez IKEA pour la première fois pour comprendre que vous n'êtes pas dans un magasin de meubles comme les autres? Quinze minutes? Et combien de temps l'organisation a mis pour arriver à cette vision? Quinze ans!

Avec cette vision, IKEA est devenu le plus grand détaillant d'ameublement au monde. Est-ce que c'était son but au départ? Ces jours-ci, trop d'entreprises remplacent la vision par des énoncés du genre: doubler nos profits d'ici cinq ans, devenir les leaders de notre secteur en achetant nos concurrents. Ça n'a rien à voir avec la vision et ça n'aide d'aucune façon les gestionnaires. Au contraire, c'est une des causes majeures du syndrome de la superficialité. Les pressions sont énormes pour livrer la marchandise en premier.

Q: Au plan individuel, les gestionnaires ont-ils des moyens pour se débattre avec les conundrums sans tomber malades?

R: Ils le peuvent, à la condition d'accepter qu'ils sont inhérents à la gestion. Ils SONT la gestion. Ils s'en sortiront mieux s'ils les comprennent mieux. C'est ce à quoi je tente de les aider depuis 40 ans. Ils doivent aussi apprendre à vivre et jouer avec eux. Ils doivent aussi se résoudre à devoir trouver, au cas pas cas, un point d'équilibre entre les éléments contradictoires de ces énigmes.

Les gestionnaires peuvent améliorer leur travail et leur vie en se donnant les moyens de réfléchir et d'agir autour de leurs énigmes avec leurs pairs. C'est le sens de l'approche pédagogique des programmes que j'ai contribué à développer à McGill. (www.impm.org; www.mcgill.ca/imhm/; www.alp-impm.com; www.hec.ca/emba; et de

CoachingOurselves.com.

Q: Les conundrums de la gestion en font-ils une mission impossible?

R: Absolument pas. Gérer est difficile mais ces énigmes sont précisément ce qui rend ce travail aussi intéressant et aussi excitant. Tous les gestionnaires doivent vivre avec eux. Ceux qui sont incapables d'y trouver un certain plaisir feraient mieux de se trouver un poste d'ermite.

Henry Mintzberg termine sa collaboration avec La Presse Affaires. Cet universitaire de haut calibre, professeur à l'Université McGill, est considéré comme l'un des plus grands penseurs du management. Figurant au Who's Who mondial depuis 1999, M. Mintzberg est titulaire de 13 doctorats honorifiques, décernés dans huit pays. Son bestseller Des managers, des vrais, pas des MBÀ a jeté un pavé dans la mare de l'enseignement traditionnel dans les écoles de gestion. Ses propos, recueillis sous forme d'entrevue, ont été livrés ici sur une base régulière.

Pour en savoir plus sur Henry Mintzberg

Plusieurs lecteurs m'ont demandé de faire un portrait de ce chercheur aux propos éclairants et souvent provocants sur la gestion. Ça viendra... D'ici là, ceux qui veulent en savoir plus devraient visiter la section «About HM» de son site www.mintzberg.org. Ils y trouveront cette brève auto-description: «Je consacre ma vie publique à étudier les organisations et je consacre ma vie privée à m'en échapper» - I spend my public life dealing with organizations and I spend my private life escaping from them.

Jusqu'au 30 novembre, le Musée Redpath de l'Université McGill présente quelques résultats de ses escapades. Henry Mintzberg collectionne avec passion et affection des sculptures réalisées par des castors depuis plusieurs années. Certaines d'entre elles sont réunies dans une exposition et sont accompagnées de textes et de photos qui expliquent le rôle joué par les castors dans notre environnement.