Jarno pose un pied sur une souche à moitié pourrie, puis hésite, une jambe en l'air. Il finit par repérer un morceau de bois carbonisé, le saisit d'une main et le lance devant. Il y pose le pied, puis recommence.

Jarno pose un pied sur une souche à moitié pourrie, puis hésite, une jambe en l'air. Il finit par repérer un morceau de bois carbonisé, le saisit d'une main et le lance devant. Il y pose le pied, puis recommence.

Marcher dans une tourbière est un exercice périlleux. Un pas mal avisé et vous vous retrouvez embourbé jusqu'aux genoux, contraint de demander de l'aide pour vous extirper.

Mais Jarno a l'habitude. L'homme de 25 ans gagnait auparavant sa vie par de petites coupes illégales près de son village natal de Mantanai, dans la province de Kalimantan Centre.

Aujourd'hui, il travaille à réparer les dégâts. «J'ai changé d'idée. Je voulais prendre soin de la forêt au lieu de la détruire», explique-t-il.

Le marécage où il progresse avec son collègue Vicky était jadis recouvert par la jungle. Ici, cependant, ce ne sont pas les producteurs d'huile de palme qui ont tout rasé. C'est Suharto.

En 1995, l'ancien président a lancé une vaste initiative destinée à nourrir l'Indonésie, le Mega Rice Project. L'idée: convertir un million d'hectares de forêts pluviales en rizières.

Les procédés employés à l'époque par Suharto sont les mêmes qu'utilisent aujourd'hui les compagnies d'huile de palme. Il a d'abord fait raser la forêt en récoltant l'argent du bois au passage.

Puis il a entrepris de drainer l'eau des tourbières qui se trouvaient dessous, creusant plus de 4000 kilomètres de canaux à grands coups de bulldozer dans cet environnement fragile. Il y a ensuite mis le feu et brûlé une superficie 20 fois grande comme l'île de Montréal.

Le riz, finalement, n'a jamais poussé dans le Mega Rice Project. Les terres étaient impropres à cette culture. Aujourd'hui, plusieurs affirment que Suharto le savait très bien à l'époque, et qu'il ne cherchait qu'un prétexte pour permettre aux compagnies forestières de raser la forêt.

Le résultat est le même que les terres défrichées laissées par les compagnies d'huile un peu partout dans le pays: des troncs brûlés à perte de vue, et du silence plus troublant qu'un tintamarre.

Jarno et Vicky finissent par trouver ce qu'ils cherchent dans ce paysage de fin du monde: un long tube de plastique enfoncé dans le sol. Vicky en insère un autre, plus mince, à l'intérieur, puis souffle dedans en le descendant progressivement.

Il s'arrête au moment où il entend l'air qu'il souffle faire des bulles quelques dizaines de centimètres plus bas. Il vient de trouver l'eau. Vicky mesure la longueur du tuyau enfoncé, puis transmet la donnée à Jarno. Celui-ci la note minutieusement dans un carnet.

Les deux hommes viennent de mesurer le niveau d'hydratation de la tourbière. L'exercice peut sembler banal; il est loin de l'être.

En creusant des canaux de drainage, l'industrie a asséché la tourbe. Or, cette éponge gorgée de carbone a besoin d'humidité pour se maintenir. Sans eau, elle se décompose. Et rejette dans l'air d'immenses quantités de gaz carbonique.

Vicky et Jarno font partie d'un projet géré par quatre ONG et une université qui cherchent à renverser le processus. Pour ça, il n'y a pas 36 solutions: il faut refaire exactement l'inverse de ce qu'a fait Suharto et que les compagnies d'huile de palme continuent de pratiquer à grande échelle.

Les travailleurs du carbone érigent des barrages pour bloquer les canaux d'irrigation et inonder à nouveau les tourbières. Ils plantent des arbres là où ils ont été coupés. Et surtout, ils mesurent de façon minutieuse l'effet de leurs actions.

Leur camp, érigé par Wetlands International au beau milieu de la tourbière, ne paie pas de mine. Une vieille guitare, un jeu d'échecs, une télé branchée sur une génératrice pour regarder Indonesian Idols.

La dizaine de jeunes hommes qui vivent ici dorment directement sur le sol, protégés par des filets à moustique. Et si le menu est bon, il offre peu de surprises: riz et poisson, matin, midi et soir.

Pourtant, un coup d'oeil aux livres des visiteurs suffit à comprendre que l'endroit suscite l'intérêt. Des représentants des gouvernements européens et de la Banque mondiale, quelques journalistes du monde entier - dont ceux de la chaîne Al-Jazira - sont venus ici.

Cet intérêt international, les travailleurs du carbone en auront besoin s'ils veulent accomplir leur deuxième mission.

Parce que si le projet de Kalimantan Centre a été lancé dans le seul but d'empêcher des émissions de carbone de polluer l'atmosphère, les objectifs ont changé.

Aujourd'hui, on ne veut plus seulement empêcher le carbone de polluer l'atmosphère. On veut le vendre.