«Nos clients sont ceux qui contournent les règles mises en place par les gouvernements pour taxer le marché au noir. On a des médecins qui placent de l'argent de façon licite. Mais la majorité de nos clients ne sont pas licites.»

«Nos clients sont ceux qui contournent les règles mises en place par les gouvernements pour taxer le marché au noir. On a des médecins qui placent de l'argent de façon licite. Mais la majorité de nos clients ne sont pas licites.»

Telle est l'étonnante affirmation d'un banquier privé des Bahamas que La Presse Affaires a rencontré l'automne dernier. L'homme, qui a des clients du Canada, travaille pour la filiale d'une importante institution financière européenne. Il a accepté de nous parler sous le couvert de l'anonymat.

L'entrevue a lieu dans un restaurant de Nassau. Au début, l'homme est craintif, refuse d'être enregistré et demande même que je n'inscrive pas son nom sur mon carnet.

«J'ai des petits-enfants. Je ne risquerais pas d'aller en prison même pour 100 millions», dit-il.

Puis, progressivement, il se livre. Ses réponses contrastent avec le discours officiel. Elles témoignent d'un homme habitué aux argumentaires de vente, destinés à convaincre un client. «Si tu gagnes un million à la loto, tu m'appelleras, je vais t'arranger ça», dit-il.

Comment? Le million de dollars est discrètement transféré dans une compagnie des Bahamas nouvellement formée et placé selon les désirs du propriétaire, explique-t-il. Les fruits de l'argent s'accumulent à l'abri de l'impôt comme un REER, puisque l'impôt est inexistant aux Bahamas.

«C'est la compagnie qui est imposée, pas l'individu. L'affaire est tout à fait légale tant que l'individu ne retire pas son argent sans le déclarer», dit-il.

Et si l'individu décide de ne jamais déclarer l'argent? «Tu comprends vite, toi!» nous répond le banquier.

Mais comment retirer l'argent sans se faire attraper? «Il s'agit d'être intelligent. Ceux qui se font prendre ont laissé des traces, font des erreurs», dit-il.

Par exemple, un client peut payer ses déplacements à l'étranger avec son compte des Bahamas, dit-il. Billets d'avion, hôtels, loisirs de voyage : toute dépense peut être puisée à même le compte des Bahamas sans que les autorités canadiennes ne soient au courant, puisque l'argent ne transite jamais par le Canada.

L'économie d'impôts peut être appréciable. Au Canada, pour faire un voyage de 10 000 $, il faut gagner 20 000 $ avant impôts. Aux Bahamas, seulement 10 000 $ sont nécessaires. Même logique pour l'achat d'une propriété à l'étranger (Floride, Mexique, etc.), explique-t-il.

Autre moyen: avec une carte de crédit des Bahamas où l'adresse de l'institution n'est pas inscrite. Les grosses dépenses au Canada peuvent être payées à l'occasion avec cette carte, à l'insu du fisc.

«La carte de crédit, ça peut marcher encore. Il suffit de ne pas faire souvent de transactions au même endroit, où on peut finir par constater que le particulier a de l'argent caché aux Bahamas. Le plus grand danger, c'est l'habitude. Il ne faut pas lâcher ta sécurité, c'est tout.»

Le banquier admet que les affaires sont plus difficiles depuis que les règles se sont resserrées dans les paradis fiscaux, sous la pression des pays industrialisés. Les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont également eu leurs conséquences.

«En 2000-2002, quand les règles sont devenues plus sévères, certains continuaient à faire comme avant et débarquaient avec des caisses d'argent. Plus maintenant», dit-il.Aujourd'hui, les nouveaux clients doivent avoir été référés pour ouvrir un compte et la banque enquête sur la provenance des fonds. Il faut compter un mois et demi pour ouvrir un compte.

Cela dit, les banquiers vérifient surtout la nature possiblement criminelle des fonds et non leurs déviances fiscales. Aux Bahamas, cacher de l'argent au fisc n'est pas illégal, puisqu'il n'y a pas d'impôts.

«Moi je ne pose pas de questions sur le rapport d'impôt canadien. Je respecte les lois, mais les lois bahamiennes, auxquelles je suis soumis», dit le banquier.

«Tout se faisait à Montréal»

«Avant, tout se faisait à partir de Montréal ; les clients n'avaient pas à se déplacer pour ouvrir des comptes ici. L'argent était versé à Montréal, mais il n'y avait pas d'inscriptions au compte de Montréal. Dans ces années-là, on ne posait pas de questions. On faisait avec les lois qu'on avait.»

L'homme dit avoir une centaine de clients. Pour que le jeu en vaille la chandelle, il faut un minimum de 300 000 $ US.

«Avant, il y avait des comptes de 60-70 000 $. 125 000 $ en moyenne. C'était parfois le gain du condo vendu en Floride. Maintenant, c'est plus compliqué.»

Aujourd'hui, on parle davantage d'accumulation d'actifs, organisée de façon légale avec des fiscalistes. Les nouveaux clients sont surtout des hommes d'affaires.

Le banquier ne désespère pas de voir le marché se rouvrir, dans 2-3 ans, «lorsque les gens auront compris comment fonctionnent les nouvelles règles».