Dans une bataille judiciaire qui oppose plusieurs grands noms de l'élite financière québécoise, deux anciennes et riches familles, les Simard de Sorel et les Moisan de Montréal, s'affrontent. Elles se battent pour les vestiges de Standard Paper Box (SPB), une cartonnerie québécoise centenaire démantelée en 2005 avec un profit brut de 100 millions de dollars.

Dans une bataille judiciaire qui oppose plusieurs grands noms de l'élite financière québécoise, deux anciennes et riches familles, les Simard de Sorel et les Moisan de Montréal, s'affrontent. Elles se battent pour les vestiges de Standard Paper Box (SPB), une cartonnerie québécoise centenaire démantelée en 2005 avec un profit brut de 100 millions de dollars.

Deux actionnaires minoritaires de SPB, Pierre et Paul Simard, poursuivent, entre autres, les actionnaires majoritaires Calixa " Cal " Moisan II, et son fils André Moisan, respectivement président du conseil et président de SPB.

Les Simard reprochent aux Moisan d'avoir abusé de leur position majoritaire pour faire diverses transactions au détriment de SPB et de ses actionnaires minoritaires. Ils allèguent que les Moisan vidaient SPB de ses actifs (une opération appelée stripping dans le jargon comptable nord-américain).

C'est aussi un drame familial, où l'autre fils de Cal Moisan, Calixa III, poursuit père et frère, et où des amis communs- eux-mêmes héritiers des grandes familles Bourgie et De Serre- sont forcés de prendre partie... et sont poursuivis.

Au delà des millions, c'est peut-être surtout une guerre d'honneur et d'orgueil entre hommes fiers et peu enclins à plier, qui ont les moyens d'être tenaces et de se payer les meilleurs- et les plus chers- avocats de Montréal. Parmi eux, un ancien premier ministre du Québec, Me Lucien Bouchard, plaide pour deux " Simard de Sorel ", parents par alliance de son ancien adversaire politique, Robert Bourassa.

Le procès intenté en 2003 par les Simard contre les Moisan a marqué la fin d'un demi-siècle d'alliance entre ces deux vieilles familles capitalistes. Durant les années 50, l'industriel Joseph A. Simard, de Sorel, avait acquis 17 % des actions de SPB, la firme de son ami Calixa Moisan.

Quand Jos Simard meurt en 1963, les bonnes relations se poursuivent entre les Simard et les Moisan. Le fils de Jos Simard, Léon, siège au conseil de SPB. En 2000, à l'âge de la retraite, Léon quitte le conseil et aucun Simard ne se manifeste ni n'est sollicité. Les choses se gâchent après 2000, quand André Moisan fait une offre " dérisoire ", selon la poursuite, sur les actions détenues par les Simard, 80 $ par action payables sur 12 ans sans intérêt, alors que la valeur comptable est de 850 $ par action. Plus tard, Pierre Simard se plaint de ne recevoir que des " états financiers condensés qui n'indiquaient même pas le chiffre d'affaires " de SPB, selon la poursuite.

Quand Pierre Simard se présente à SPB, les Moisan le " font attendre ", puis André Moisan coupe court aux explications données par une subalterne. Pierre Simard ne le prend pas. Il quitte le bureau de SPB avec l'impression que la famille Moisan fait tout " pour cacher l'information " aux Simard, " avec un mépris et une arrogance qui n'étaient sûrement pas dans l'esprit de la relation de Calixa Moisan et Joseph A. Simard ", peut-on lire dans la poursuite.

Depuis, la rupture s'est consommée dans des allégations de conflit d'intérêts, d'abus de pouvoir et de transactions irrégulières valant des millions de dollars.

L'avocat des Moisan, Me Jacques Jeansonne, a indiqué qu'il attend les audiences sur le fond pour présenter leur défense, et il a déposé une requête demandant au juge de jeter hors de la cour la poursuite " frivole " des Simard. Et les témoignages des Moisan montrent qu'ils considèrent abusive et " aberrante " la poursuite des richissimes héritiers. Cal Moisan II, le patriache de la famille, qui a 77 ans, s'est insurgé en cour contre le fait d'être l'objet d'une poursuite " avec une connotation de fraude " et d'accusations de " méfaits " répandues hors cour par les Simard: " On a toujours fait les choses pour l'avantage de SPB et de ses actionnaires (...) pas pour Cal Moisan. On semble vouloir faire croire que Cal et André Moisan se sauvent avec des tas d'argent (...). C'est aberrant. "

Dans une cause distincte, l'autre fils de Cal Moisan, Cal Moisan III, poursuit SPB, son propre père et son frère André en alléguant, tout comme les Simard, être aussi un investisseur minoritaire floué. Cal Moisan III a une participation de 2,9 % de SPB.

Les Simard, eux, allèguent que les Moisan ont transféré, en avril 2002, la propriété de trois usines de SPB valant 25 millions de dollars dans une société à numéro dont les Moisan sont les seuls actionnaires, sans les Simard.

En témoignage, le président de SPB, André Moisan, a expliqué que cette mesure avait été prise pour protéger les actifs contre les poursuites (antérieures à celle des Simard), courantes en affaires.

Les Moisan avaient l'intention de rembourser les 25 millions à SPB avec un éventuel dividende, dit-il, mais la firme est devenue déficitaire. Les trois usines ont alors été retransférées dans une autre société à numéro, dont des actions ont cette fois été émises aux Simard, au prorata de leurs 17 % de SPB.

Le fait que les Simard aient déposé leur poursuite peu de temps avant le second transfert n'a rien à voir, dit André Moisan: " La poursuite des Simard ne nous a jamais apeurés. "

Pierre Bourgie, administrateur indépendant, a indiqué que c'est seulement après des questions posées par écrit par les Simard que lui et les deux autres administrateurs indépendants ont appris que les trois usines étaient passées à une firme n'appartenant aucunement aux Simard.

Pas de malhonnêteté

" Premièrement, j'ai été surpris. On a questionné pour savoir ce qui en était " et pour voir si " l'intention était de brimer les minoritaires ". M. Bourgie et les autres administrateurs indépendants en ont conclu qu'il y avait " définitivement de la maladresse ", mais aucune " malhonnêteté ".

D'ailleurs, quand les administrateurs ont demandé des correctifs, M. Bourgie n'a senti " aucune résistance " des Moisan. Dans un jugement préliminaire attendu cette semaine, le juge Jean-François Buffoni doit décider s'il autorise un recours radical et rare aux Simard: une " action dérivée " qui obligerait SBP à poursuivre la famille Moisan, actionnaire majoritaire de la firme depuis sa fondation en 1903 par l'entrepreneur Hubert Moisan, de Québec et son fils Calixa Moisan I. Cette autorisation permettrait aussi aux Simard l'accès complet aux livres comptables et documents juridiques de la compagnie et la levée du secret professionnel des avocats et comptables de SPB.

Le juge devra aussi se prononcer sur la requête de Me Jeansonne visant à rejeter la poursuite.

Si la requête n'est pas accordée, un procès au civil sur le fond du litige, sur des dommages encore non chiffrés, devrait suivre à une date indéterminée.

À la suite de la vente récente des actifs de SPB à Norampac, les Moisan ont pourtant déclaré un dividende de 750 $ l'action, ce qui donne environ 10 millions de dollars aux Simard. Un autre dividende estimé à 100 $ l'action est attendu. Pierre et Paul Simard ont déjà acheté des actions de SPB à 200 $ l'unité.

Les Simard sont aussi représentés par un spécialiste du droit des actionnaires minoritaires, Guy Paquette.

Me Pierre Fournier représente SPB.

Aucun des avocats n'a voulu commenter l'affaire.

Durant son témoigage, Pierre Bourgie a déclaré qu'il était l'ami autant des familles Simard que Moisan avant ce conflit. Il a dit avoir essayé, en vain, de rapprocher les deux familles. Peu importe ce que décidera le juge cette semaine, une chose est certaine: les deux amis d'antan, Jos Simard et Calixa Moisan I, doivent se retourner chacun dans sa tombe.

DES "ROCKEFELLER" QUÉBÉCOISPierre et Paul Simard sont les petits-fils du légendaire industriel Joseph A. Simard, de Sorel, fondateur de Marine Industries, qui est mort en 1963. Ce sont des " Rockefeller " québécois, deuxième génération d'héritiers d'une fortune colossale répartie aux descendants par le truchement de fiducies et de sociétés de portefeuille.

Pierre exploite une luxueuse auberge pour chasseurs et pêcheurs fortunés, l'Auberge du Lac-à-l'eau-Claire, un coin paradisiaque du comté de Maskinongé où il se rend à bord de son hélicoptère privé. Au coeur de cette véritable réserve naturelle privée, liée au monde extérieur par un chemin pavé de 4 kilomètres, se trouvent aussi les résidences personnelles de Pierre et Paul Simard et ceux d'un autre membre du clan Simard, François Odermatt.

Le domaine original était à l'origine le " camp de pêche " du grand-père, Jos Simard lui-même.

Aujourd'hui, le millionnaire de la pharmaceutique Francesco Bellini y est le voisin des Simard. Paul est courtier à la Financière Banque Nationale, où une bonne partie de son temps est consacrée à gérer les placements d'une clientèle fortunée comprenant des membres de sa famille.

Dans leur poursuite, les deux frères Simard ont l'appui de cinq cousins, héritiers de Jos Simard eux aussi. Tous ensemble, ces petits-enfants de Jos Simard détiennent 17 % de SPB. Leurs actions leur ont été cédées personnellement en 2000 à l'ouverture d'une fiducie qu'avait constituée Jos Simard pour le bénéfice de sa descendance.

François Odermatt, René Massicotte, André Dontigny Prieur, Louise Dontigny Quao et Catherine Odermatt Vedovi ont tous signé des déclarations sous serment appuyant l'action de leurs deux cousins Simard.

DES CARTONNIERS MILLIONNAIRESCalixa Moisan II, qui signe de son diminutif Cal N. Moisan, et son fils André sont les descendants de Calixa Moisan I, lui-même fils de Hubert Moisan, qui a fondé Standard Paper Box en 1903. Ce sont aussi des multimillionnaires, mais ils ont conservé la main à la pâte, dans le même secteur. Ce sont de véritables opérateurs de deuxième et troisième génération, des cartonniers économes et discrets qui ont repris et fait prospérer SPB.

Héritier de 20 % de l'entreprise, Cal N. a racheté les parts de ses quatre soeurs et frères durant les années 70. Il a commencé chez SPB, adolescent durant les vacances, dans l'entrepôt et à l'usine. Nommé président à 24 ans à la mort de son père, c'est Cal N. et son fils André qui, en 2005, avaient fait de SPB une firme de six usines, 400 employés, d'une valeur aux livres de 80 millions de dollars avec un revenu annuel de 100 millions.

En 2005, deux ans après le début du procès, ils ont vendu les trois principales usines de SPB à Norampac pour 75 millions de dollars et liquidé d'autres actifs pour 25 autres millions.

Les deux Moisan ont déjà commencé à monter une autre entreprise, encore dans le papier.

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