Faut-il s'inquiéter, au Canada et au Québec, des prises de contrôle des grandes entreprises d'ici par des capitaux étrangers?

Faut-il s'inquiéter, au Canada et au Québec, des prises de contrôle des grandes entreprises d'ici par des capitaux étrangers?

Ce débat tracasse vivement le milieu d'affaires, en particulier à Toronto, où sont les sièges sociaux de grandes entreprises acquises de l'étranger à coups de milliards de dollars depuis deux ans.

Mais à Montréal aussi, où l'on apprenait lundi qu'Alcan, fleuron d'affaires de stature internationale, était la cible d'une offre de 33 milliards US de sa rivale américaine Alcoa.

Et la même journée, le cafetier Van Houtte, succès québécois du marché des pauses café et de la resto-minute, passait sous contrôle américain pour 600 millions CA.

«Des intérêts étrangers achètent de plus en plus d'entreprises canadiennes. Si on n'y prend garde, le Canada pourrait devenir une économie de filiales étrangères en moins d'une décennie», avertit Kenneth Smith, directeur à la firme de consultants Secor, à Toronto.

«Les entreprises canadiennes investissent à l'étranger, certes, mais des entreprises étrangères le font de plus en plus au Canada. Et elles s'emparent de nos plus grosses entreprises, avec le risque de perdre des sièges sociaux et leurs emplois influents.»

Inquiétudes sur Bay Street

Des dirigeants de grandes entreprises prisées sur Bay Street, d'habitude réservés côté nationalisme économique, se sont inquiétés publiquement d'une «vague» de mainmises étrangères.

«Ce sont maintenant des grandes entreprises canadiennes, établies de longue date, qui sont achetées par des étrangers. Ça m'inquiète qu'on se retrouve, un bon matin, comme un pays qui a perdu le contrôle de ses affaires», a dit Dominic D'Alessandro, président et chef de la direction de la Financière Manuvie, lors de sa récente assemblée d'actionnaires à Toronto.

Cet assureur-vie est devenu un colosse financier de neuf milliards de revenu et d'un milliard de profit par trimestre, grâce notamment à sa croissance par acquisitions en Asie et aux États-Unis.

Mais pour Dan Drummond, économiste en chef et vice-président de la banque Toronto-Dominion, le débat sur les mainmises étrangères est exagéré, sinon alarmiste.

«Les faits ne justifient pas les inquiétudes que le Canada soit à vendre. Pas plus qu'ils ne supportent l'argument que ces achats de l'étranger signifient des pertes d'emplois et de salaires pour les Canadiens», selon M. Drummond.

Ses appuis? Des études complétées par des économistes à Toronto et à Ottawa, notamment, et qui contredisent les perceptions de déclin.

Entre autres, selon une analyse de l'Institut de compétitivité et de productivité, qui est affilié à l'université de Toronto, le nombre d'entreprises canadiennes qui sont parmi le top 5 mondial de leur secteur respectif (72) a plus que doublé depuis 20 ans.

Dan Drummond cite aussi une étude de Statistique Canada, publiée l'an dernier, qui montre que les entreprises au Canada qui sont filiales de groupes étrangers sont plus productives et investissent plus en recherche & développement que leurs vis-à-vis sous contrôle canadien.

Selon l'économiste de la T-D, cela suggère que l'impact des mainmises étrangères au Canada doit être mesuré selon «la longue histoire économique des faibles gains de productivité de nos entreprises, et de leur concurrence limitée.»

Aussi, selon M. Drummond, «des dirigeants d'affaires canadiens ont une certaine responsabilité de ne pas s'être donné les moyens d'affronter la concurrence internationale.»

Cela dit, dit-il, malgré l'importance d'une économie canadienne accueillante pour les capitaux étrangers, «le Canada ne doit pas laisser ses portes grandes ouvertes à des prises de contrôle ou des acquisitions».

En particulier, «les compagnies provenant de pays qui limitent ou bloquent des acquisitions d'origine canadienne devraient subir des restrictions semblables au Canada.»

Mais cette question, manifestement, relève plus des intervenants politiques dans l'économie, tant au niveau canadien que dans les instances internationales.

Bilan correct

Entre temps, selon des spécialistes en fusions et acquisitions, le Canada affiche encore un bilan international plutôt correct.

«C'est sûr que depuis deux ans, avec ces grosses acquisitions cycliques dans les ressources et les métaux, on a l'impression d'une mainmise étrangère. Mais en réalité, les entreprises canadiennes font beaucoup plus d'acquisitions à l'étranger que l'inverse, à raison de deux à trois pour une, selon les années», souligne Ed Giacomelli, directeur de Crosbie & Co, une firme financière de Toronto spécialisée en fusions et acquisitions.

«Et jusqu'à il y a deux ans, même la valeur des acquisitions internationales des entreprises canadiennes dépassait celle des étrangers au Canada.»

Selon les données recueillies par Crosbie & Co., bien considérées sur Bay Street, le Canada avait un «surplus» de 15 à 30 milliards par an pour la valeur des acquisitions d'entreprises à l'étranger.

Mais depuis deux ans, ce surplus s'est renversé en «déficit» de valeur d'environ 25 milliards par an.

Il faut dire que l'an dernier seulement, trois entreprises canadiennes de ressources - les minières Inco et Falconbridge, la pétrolière Shell Canada - ont été acquises chacune pour plus de 10 milliards chacune par des entreprises étrangères.

«Ce sont de gros chiffres qui font les manchettes. Mais ils suggèrent aussi que le Canada est attrayant pour les investisseurs internationaux, bien plus que sa faible part du marché mondial des capitaux. Et leurs achats à prix forts garnissent les portefeuilles et les caisses de retraite des Canadiens», souligne M. Giacomelli.

Par ailleurs, ajoute-t-il, «l'économie canadienne demeure fertile pour les entrepreneurs, à voir les meneurs dans leur secteur respectif qui émergent un peu partout.»

Cela dit, le directeur de Crosbie & Co admet que des villes à sièges sociaux comme Toronto et Montréal puissent s'inquiéter de l'achat de grandes entreprises par des capitaux étrangers.