En matière de réglementation, l'armée doit financer ses ennemis. C'est ce qui se passe à la Régie de l'énergie, où Hydro-Québec paie chaque année des millions de dollars pour les dépenses de ceux qui s'opposent à ses hausses de tarifs.

En matière de réglementation, l'armée doit financer ses ennemis. C'est ce qui se passe à la Régie de l'énergie, où Hydro-Québec paie chaque année des millions de dollars pour les dépenses de ceux qui s'opposent à ses hausses de tarifs.

Même les multinationales comme Alcan ou Alcoa, beaucoup plus riches qu'Hydro, ont droit aux remboursements de frais par la société d'État. "Il y a quelque chose d'anormal là-dedans, estime Charles Tanguay, le porte-parole d'Option consommateurs. C'est même un peu choquant que des entreprises qui défendent des intérêts privés obtiennent le remboursement de leurs dépenses", dit-il.

Devant la Régie de l'énergie, c'est l'entreprise réglementée qui paie les dépenses admissibles des participants aux audiences publiques. Mais au bout du compte, c'est l'ensemble de la clientèle qui paie la note. Hydro a payé l'an dernier 2,4 M$ aux organismes qui ont participé aux travaux de la Régie, surtout pour contester ses hausses de tarifs.

Environ le tiers de ces 2,4 M$ est allé dans les coffres des entreprises, dont ceux de l'Association québécoise des consommateurs industriels d'électricité (AQCIE), qui représente les intérêts des alumineries et des autres gros consommateurs d'électricité comme les entreprises de pâtes et papiers. L'AQCIE est un organisme à but non lucratif, financé par ses membres, dont Alcan et Alcoa.

En plus de l'AQCIE, les intervenants les plus assidus aux causes d'Hydro sont la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante qui regroupe des petites entreprises , les groupes environnementalistes et les organismes de consommateurs comme Option consommateurs et Union des consommateurs, tous des organismes à but non lucratif.

"Sans but lucratif ne veut pas dire pauvre", souligne Charles Tanguay, qui rappelle que l'AQCIE regroupe les plus grandes entreprises du Québec. Le remboursement des dépenses engagées devant la Régie devrait être limité aux organismes qui défendent l'intérêt de la collectivité, selon lui. "Il y a une différence entre les groupes de défense des consommateurs, qui s'opposent aux hausses de tarifs d'électricité pour des motifs humanitaires et les lobbies d'entreprises qui s'y opposent pour augmenter leur rentabilité", dit-il.

Le chef de la direction de l'AQCIE, Luc Boulanger, ne partage évidemment pas cette vision des choses. "On ne représente pas seulement les intérêts d'Alcan ou d'Alcoa, mais ceux de tous les clients d'Hydro qui paient le tarif L (le tarif industriel)", plaide-t-il.

Selon lui, il est normal qu'Hydro paie les dépenses des groupes qui se présentent devant la Régie. "Hydro dépense beaucoup d'argent pour faire valoir ses arguments. Par souci d'équité, c'est normal qu'elle rembourse ceux qui se présentent devant la Régie. C'est partout pareil."

Hydro dépense beaucoup d'argent pour convaincre la Régie de l'énergie du bien-fondé de ses demandes d'augmentation de tarifs, mais il est impossible de savoir combien. La société d'État a toute une batterie d'experts en réglementation à son emploi et fait appel au besoin à des spécialistes du secteur privé.

En plus de payer les dépenses des organismes qui interviennent devant la Régie, Hydro paie aussi le fonctionnement de l'organisme de réglementation.

Au Canada, la plupart des organismes de réglementation en matière d'énergie autorisent le remboursement des dépenses admissibles des intervenants, à l'exception de l'Office national de l'énergie.

Par contre, le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement, le BAPE, ne rembourse pas les dépenses de ceux qui participent à ses audiences publiques. À Ottawa, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC) rembourse les dépenses des individus et des associations de consommateurs, mais pas celles des entreprises. "Le CRTC n'accorde pas de frais aux entreprises commerciales puisqu'elles ont suffisamment de raisons de participer", explique son porte-parole Denis Carmel. Le CRTC ne rembourse pas non plus les municipalités ou les regroupements de municipalités, mais la Régie de l'énergie le fait.

Payant

L'association qui regroupe les grands consommateurs d'électricité du Québec a contribué à épargner des millions de dollars à ses membres en participant aux travaux de la régie, reconnaît son directeur exécutif, Luc Boulanger. Mais sans remboursement de dépenses, l'association n'y participerait pas, dit-il. "Il est fort peu probable qu'on y participerait, parce qu'on n'aurait pas les moyens."

La participation aux audiences publiques de la Régie de l'énergie coûte cher, rappelle Luc Boulanger, qui précise que les remboursements ne couvrent jamais la totalité des coûts. Un bon avocat coûte 350$ l'heure, alors que la Régie limite le remboursement à 220$ pour un avocat, illustre-t-il.

En créant la Régie de l'énergie, le gouvernement n'a pas cru bon de faire de distinction entre les catégories d'intervenants, et les multinationales sont traitées de la même façon que les groupes de consommateurs. L'ensemble des clients d'Hydro-Québec doit-il payer pour le lobby des grandes entreprises?

"Tous ceux qui se présentent devant la Régie sont des lobbies", estime Rita Dionne-Marsolais, spécialiste de l'énergie pour l'opposition péquiste. Mme Dionne-Marsolais faisait partie du gouvernement qui a créé la Régie de l'énergie. Elle ne voit pas de problème à ce que les dépenses des représentants des grandes entreprises soient remboursées par Hydro-Québec. "Ils ont voix au chapitre", note-t-elle.

Cela dit, la députée estime que les critères de remboursement pourraient varier selon la nature du regroupement. "Ça mérite réflexion, il est normal que ce genre de chose soit revu après un certain temps."