Il se produit un phénomène très étrange quand on s'assoit dans un poste de travail du nouveau système de bureau My Studio: on s'y sent bien.

Il se produit un phénomène très étrange quand on s'assoit dans un poste de travail du nouveau système de bureau My Studio: on s'y sent bien.

La lumière du jour nimbe les cloisons de verre opalescent d'une douce lueur nacrée. La fine structure métallique qui les porte devient aérienne.

«Vous voyez, on sait que les personnes sont là mais on ne perçoit pas leur regard», lance le designer industriel Douglas Ball, dans son atelier de Sainte-Anne-de-Bellevue.

Chacun assis dans un poste de travail My Studio, nous sommes séparés par un panneau vitré, couvert d'un discret motif organique, qui ne laisse deviner que les silhouettes. Puis il fait coulisser le panneau à la façon d'une fenêtre, pour permettre la communication entre les deux bureaux.

Présenté en juin 2006 à la foire commerciale NEOCON, à New York — les Oscars du mobilier de bureau —, My Studio y a remporté le Best of Show Award, qui récompense le meilleur nouveau produit.

Pour la première fois, un système répondait aux besoins de confort, de convivialité, et d'intimité des travailleurs de l'ère sans fil, beaucoup plus indépendants que leurs aînés face à leurs employeurs... À 70 ans, Douglas Ball avait à nouveau révolutionné l'univers des systèmes de bureau.

Le défi est lancé

Quatre ans plus tôt, en 2002, le très réputé fabricant de mobilier de bureau américain Herman Miller avait soumis à Douglas Ball un problème à la fois simple et complexe: quelles améliorations pouvait-il apporter à leur concept d'un poste de travail réduit, d'à peine 1m 80 sur 2 m 40?

Dès la semaine suivante, il devait présenter ses propositions au siège social de l'entreprise, au Michigan. «J'étais embêté, raconte-t-il: tout semblait déjà décidé, et le projet n'était pas très emballant.» La veille de sa présentation, il n'avait toujours rien trouvé.

L'illumination est venue pendant la nuit. Il a griffonné les grandes lignes du concept à bord de l'avion, sur la seule pièce de papier à portée de main: un sac à régurgitation trouvé dans la pochette du siège devant lui. Il l'a extrait de son veston devant l'aréopage d'experts. Silencieux, circonspects, et pour certains, hostiles. Ce n'était pas gagné...

Recentrer autour de l'humain...

Distant en apparence, cachant sa pudeur derrière un sourire mécanique qui ponctue le fil de ses explications, Douglas Ball a cependant accordé, dans chacune de ses créations, une importance primordiale à l'humain.

C'est cet humain, justement, qui est au centre de My Studio. Renversant le concept qui lui était présenté comme on retourne un gant, Douglas Ball a reconstruit le poste autour de son usager.

Comment rendre confortable, agréable, aéré, un espace de travail réduit? À traits secs et précis, il griffonne pour nous les bases de son idée. D'abord, ne pas installer son ordinateur face à une encoignure — «dans les petits espaces, les coins se projettent vers vous», dit-il. Il les arrondit pour les fondre dans l'ensemble, ajoute une porte...

Puis, en un trait de crayon fondateur, il échancre le plan de travail, pour permettre au travailleur de s'orienter vers l'entrée plutôt que lui tourner le dos.

L'idée est innovatrice. Trop, estime le responsable du marketing de Herman Miller, lors de cette glaciale présentation au Michigan.

Qui prendra le risque de l'innovation, si ce n'est Herman Miller?, réplique Douglas Ball. «Ils me regardaient sans sourire, se remémore-t-il. Puis ils m'ont demandé de quitter la pièce.»

Quand ils l'ont rappelé, ils lui ont donné un sursis: le designer construirait une maquette grandeur nature, qu'ils viendraient inspecter à Montréal... une semaine plus tard.

L'art de (et dans) la maquette

La maquette en contreplaqué a été fabriquée en un temps record par les designers Leon Goldik, un magicien du prototypage qui a rejoint Douglas Ball à Montréal au milieu des années 60, et Jeff Sokalski, un autre fidèle depuis 1989, qui travaillent pour leur propre compte dans les bureaux de Ball, et l'assistent dans ses projets.

Une maquette à l'ère du design 3D? Si une grande part de la conception se fait sur ordinateur, rien ne vaut le contact avec la réalité. Assis un jour dans la maquette de My Studio, Douglas Ball a demandé qu'on perce des trous dans la partie haute d'une cloison, pour laisser filtrer la lumière entre les postes de travail.

Puis, presque sans y penser, il a fait glisser le panneau ajouré de côté, à la façon d'une fenêtre. Le panneau translucide coulissant venait de naître. «Ce fut une très bonne journée», se remémore le designer.

Devant — dans — la maquette, les gens d'Herman Miller ont admis que le concept méritait d'être approfondi.

Mais la partie n'était pas terminée pour autant. Restait la bagatelle de quatre ans de développement...

Épilogue

«Quand on me demande combien de temps il m'a fallu pour concevoir ce système, confie Douglas Ball, je réponds que le concept a été développé entre trois heures et cinq heures du matin, mais que l'idée a mûri 30 ans... C'est la fin de tout un cycle, de trois décennies de réflexion.»

Lors de la présentation de My Studio à New York, en 2006, un homme est entré dans le poste de travail et s'est exclamé «C'est magnifique!». Il s'est présenté: spécialiste en Feng Shui — l'art de l'espace en harmonie.

Car il se produit un phénomène très étrange quand on pénètre dans My Studio: on s'y sent bien.

UN ILLUSTRE MÉCONNU... AU QUÉBEC

Douglas Ball est peu connu au Québec, en dehors du cercle restreint des designers industriels. Pourtant, l'homme de 71 ans s'est bâti une formidable réputation internationale.

À l'écart des grands centres de décision du continent, à Sainte-Anne-de-Bellevue, sur la pointe ouest de l'île de Montréal, il a conçu des produits qui allaient secouer l'univers du mobilier de bureau nord-américain.

Né en Ontario, Douglas Ball s'est installé à Montréal en 1964. Peu de temps après, il lançait son propre bureau de design, dont son employeur, le fabricant de meubles de bureau canadien Sunar, deviendrait le principal client.

Il développe à l'époque un des tout premiers systèmes de bureau à cloisons, le système PAS. Bien que ces systèmes aient été conçus pour être généreusement déployés, les entreprises, rentabilité oblige, les utiliseront pour enclore les travailleurs dans des espaces de plus en plus restreints — les fameux «cubicules».

Il rompt ce cloisonnement étriqué avec le système Race, qui établit solidement sa réputation d'innovateur inspiré, lors de son triomphal lancement à New York, en 1979.

Pour résoudre le problème de plus en envahissant des fils de communication et d'alimentation qui se répandaient sur les planchers, il les a fait courir dans une succession de longues poutres portées par des colonnes jointives. Plans de travail, armoires de rangement, panneaux acoustiques s'y accrochent à volonté, dans un environnement dégagé, ouvert.

Cette vision synthétique est typique de Douglas Ball: il a solutionné un problème spécifique en englobant l'ensemble de l'espace de travail dans sa réflexion. Race est toujours fabriqué, près de 30 ans après sa conception. Son style intemporel n'a jamais été imité.

PILOTER SON BUREAU...

«Dans les grands espaces de travail, on ne se préoccupe pas du confort, observe Douglas Ball. Nous n'avons pas réfléchi à la notion de confort avant la capsule Clipper.»

Deux prototypes du Clipper sont... garés dans son bureau. Recouvert de bois et de plastique translucide, l'engin ressemble à un cocon soyeux, croisé avec un cockpit d'avion de chasse. Encore un produit hors du commun, qui démontre bien comment fonctionne l'esprit de Douglas Ball.

À la fin des années 80, après cinq heures de conduite nocturne entre Toronto et Montréal, il s'était étonné du peu de fatigue qu'il avait ressenti au volant.

Sa conclusion: tout reposait sur l'ergonomie du poste de conduite, sur le confort du siège. Peu de temps après, il s'attaquait à la conception d'un poste de travail fermé, où l'écran d'ordinateur prendrait la place du pare-brise, et le clavier celle du volant.

Mis sur le marché en 1993, Clipper, trop original, n'a pas connu le succès qu'il méritait — ce qui ne l'a pas empêché d'être retenu pour la collection permanente du Musée du design de Grande-Bretagne.

Mais cette philosophie du confort dans la proximité a néanmoins trouvé une nouvelle expression dans le système de bureau My Studio.

De la même manière, les notions d'appropriation de l'espace de travail et d'intimité ajustable, qui caractérisent My Studio, ont puisé leurs sources dans la longue expérience de Douglas Ball.

Le petit placard en coin, à l'entrée du poste, où on peut suspendre son manteau, est tiré d'un projet de système de bureau qu'il avait commencé à développer pour Geiger, une filiale du fabricant Herman Miller.

L'idée d'une structure haute qui soutient une porte donnant sur le passage, est inspirée du défunt projet MainStreet.

Le travailleur reprenait possession de son espace...

LES ANNÉES TERRIBLES

Imaginez vous parcourir un étage couvert de postes de travail, comme vous marcheriez dans la rue principale d'une petite ville, avec ses façades ouvragées, ses vitrines, ses portes... C'était MainStreet, un concept de système de bureau dont les cloisons, comme des devantures victoriennes, comportaient un muret surmonté d'une large baie, elle-même coiffée d'une corniche recelant l'éclairage.

À la fin des années 80, l'équipe de Douglas Ball a travaillé pendant cinq ans sur ce concept... jusqu'à ce que Sunar, rachetée quelque temps auparavant par une compagnie américaine mal en point, fasse faillite.

À court de redevances, Douglas Ball a été forcé de mettre à pied ses designers, ses techniciens, son assistante. «C'a été très difficile. Certains m'en ont voulu. Mais avais-je le choix?»

D'autres fabricants ont repris et relancé les produits vedettes — Race, le système de rangement Uniwall... L'acheteur du projet MainStreet l'a abandonné. Trop massif, trop daté, lui a-t-on dit.

«J'ai été profondément blessé», confie Douglas Ball. Lucide, il a rapidement reconnu la validité de la critique. Le style était fortement marqué par l'influence, prépondérante à l'époque, de l'architecte américain Michael Graves et du postmodernisme.

Les années suivantes ont été difficiles. À la fin des années 90, désillusionné par le conservatisme des fabricants, qui soutenaient mal ses projets, Douglas Ball a failli tout laisser tomber, L'heure de la retraite avait peut-être sonné.

Il s'est procuré une fourgonnette de camping Volkswagen, avec laquelle il a sillonné le sud des États-Unis. Mais il voulait prouver — se prouver — qu'il existait toujours.

«Les gens à la retraite n'ont pas à se creuser les méninges, affirme-t-il. Je ne veux pas arrêter de réfléchir. Je veux avoir des problèmes à résoudre.»

Peu de temps après, Herman Miller lui soumettait celui de My Studio...