Depuis plus de 20 ans, Le Boulot Vers... fabrique des meubles. Même si l'organisme d'insertion sociale agit comme une vraie entreprise, ce qui sort de meilleur de l'atelier, ce sont des jeunes qui redécouvrent un sens à leur vie, explique Jeanne Doré, la directrice générale de l'entreprise devenue un véritable modèle dans d'insertion sociale.

Depuis plus de 20 ans, Le Boulot Vers... fabrique des meubles. Même si l'organisme d'insertion sociale agit comme une vraie entreprise, ce qui sort de meilleur de l'atelier, ce sont des jeunes qui redécouvrent un sens à leur vie, explique Jeanne Doré, la directrice générale de l'entreprise devenue un véritable modèle dans d'insertion sociale.

Q: Jeanne Doré, situez-nous Le Boulot Vers...

R: L'organisation est née en 1983, dans Hochelaga-Maisonneuve, un quartier de Montréal qui a vécu une profonde désindustrialisation. À l'époque, il fallait trouver un moyen pour raccrocher les jeunes de ces quartiers. Beaucoup de gens pensaient qu'il n'y avait plus grand-chose à faire avec eux!

On a proposé de recréer un "vrai" milieu de travail encadré, avec des horaires et des salaires, des produits et des clients, pour accompagner ces jeunes et les aider à prendre conscience de leurs capacités. Dès 1998, le gouvernement du Québec a reconnu le mouvement des entreprises d'insertion sociale. Depuis, une quarantaine d'organismes ont vu le jour en utilisant les mêmes intuitions.

Q: Près de 80% des jeunes qui sont passés par Le Boulot Vers... retrouvent un travail et se réinsèrent en société. Comment expliquez-vous ce succès ?

R: On a, je crois, proposé une solution forte à un vrai problème de société. Mais surtout, Le Boulot Vers... a suscité dès ses débuts des partenariats avec tous les acteurs de la société : le réseau communautaire dont il est issu, mais aussi la fonction publique, le milieu politique et les entreprises. C'est un des atouts de l'organisation d'avoir généré un engagement réel de la communauté des affaires.

Q: Qu'est-ce qui vous touche personnellement en éthique ?

R: De permettre à une personne de découvrir le pouvoir qu'elle a en elle. C'est ce que j'ai tout de suite aimé de notre organisation, cette manière particulière d'aider un jeune à découvrir ses propres atouts pour se redonner lui-même une chance.

J'ai grandi dans un milieu sain qui m'a appris cela, une famille de neuf enfants à Chicoutimi, où nos parents nous ont enseigné que chacun peut apporter sa contribution au monde. Les gens nous taquinent un peu, mais il y a quelque chose de particulier chez les Saguenéens : ce sentiment que nous sommes bel et bien en lien avec le reste du monde.

Q: Quels comportements éthiques vous semblent essentiels ?

R: Le respect de l'autre, avant tout. J'admire beaucoup ces jeunes qui viennent vers nous, une démarche qu'ils font toujours sur une base volontaire. Ce garçon ou cette fille veut changer quelque chose dans sa vie - en sachant qu'il va falloir abandonner certaines habitudes, et que cela risque d'être difficile. La plupart de ces jeunes ont souffert de négligence. Ce sont des enfants oubliés - cela sans juger les familles. Certains ont grandi dans des familles où il n'y a plus de culture du travail depuis trois générations !

Ce qui m'a toujours frappé chez ces jeunes, c'est leur bagage d'expérience. Ils ont 18 ou 20 ans, mais leurs expériences de vie sont si extrêmes qu'on dirait qu'ils en ont 50 ! C'est important de reconnaître leur bagage, de leur faire sentir que cela a une valeur, qu'on va travailler ensemble à partir de leur parcours.

Pour nous qui travaillons dans une organisation de ce type, nous avons la responsabilité d'être un peu des modèles. Qu'un jeune voie par exemple que nous aussi on peut avoir des difficultés, mais qu'on prend les moyens pour repartir autrement, c'est très formateur.

En bout de ligne, il faut aussi accepter de ne pas avoir le pouvoir de changer la personne en face de nous. C'est aussi une forme de respect.

Q: Le travail est un moyen pour se retrouver soi-même et contribuer à la société. Quels outils vous donnez-vous pour concrétiser cela ?

R: Nous sommes une équipe d'hommes et de femmes qui aidons des jeunes. L'élément important de notre travail, c'est donc l'humain. Nous devons développer une réelle cohésion dans l'organisation pour être efficace. Cela se traduit par de nombreux moments d'échanges pour mieux cerner en équipe les besoins d'un jeune et y répondre.

Le Boulot Vers... est vraiment une oeuvre collective. Il y a toutes sortes de compétences autour de la table : un ébéniste, un contremaître, le responsable de la production, le service à la clientèle, le recrutement, l'intervenante psychosociale, la personne responsable du suivi. Et puis, on dialogue beaucoup avec notre conseil d'administration. On a aussi huit comités, chacun se réunit sept à huit fois par an... Cela fait beaucoup de rencontres, mais c'est nécessaire pour bâtir de vrais partenariats avec les CLSC, les milieux d'affaires, les commissions scolaires... On reconnecte le jeune avec tout ce tissu social, et on ne peut y arriver que si nous-mêmes sommes vraiment " réseautés " !

Q: Comment conjuguez-vous responsabilité sociale et nécessité de gestion ?

R: Aucune organisation ne peut survivre à une mauvaise gestion. Pour moi, une organisation saine passe par une gestion intelligente qui tienne compte de tous les éléments de son action- par exemple, nous nous occupons de réinsertion, mais nous devons aussi fabriquer des meubles qui intéressent des clients, et qui sont compétitifs sur le marché !

Comme entreprise d'insertion sociale, nous devons aussi innover sans cesse, car les besoins du jeune évoluent. Par exemple, on a mis sur pied un Laboratoire de suivi pour continuer de soutenir le jeune qui nous quitte, et lui dire: " On est vraiment avec toi pour deux ans encore; tu comptes autant aujourd'hui que quand tu étais dans l'atelier ." Parce que la précarité est encore beaucoup plus grande aujourd'hui qu'en 1983.

Q: Où puisez-vous votre détermination ?

R: Je vais vous faire rire mais j'ai une utopie : je rêve vraiment qu'il n'y ait plus de jeunes en difficultés dans nos sociétés. Qu'on aille vers eux bien avant qu'ils n'arrivent chez nous. Parce que l'exclusion engendre l'exclusion. Nous travaillons beaucoup sur la notion de " métier " de père et de mère, ce que ces jeunes n'ont pas connu. Quand on est plus conscient de quelque chose dont on a souffert, on a tendance à ne pas le répéter.

Q: Dans le beau livre d'Anne-Marie Mottet, Le Boulot Vers... Vingt ans à meubler des vies (Boréal), une jeune fille dit qu'elle a trouvé chez vous une " famille "...

R: L'appartenance, c'est le contraire de l'exclusion. Je pense que c'est une valeur de base.

Je vous parlais de mes origines au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Je vis aujourd'hui à Montréal, mais j'ai ce pays au fond de moi. Un lieu m'habite, c'est très important ces paysages qui nous portent. Ces jeunes, eux, n'ont souvent pas de lieu, pas de famille où ils se reconnaissent. Le Boulot Vers... ne sera pas un lieu significatif toute leur vie, mais on peut offrir un environnement qui a un sens, le temps qu'ils reconnectent avec eux-mêmes.

Q: Ces jeunes trouvent donc à la fois leur voie et leur voix, par le travail ?

R: J'ai des rencontres spectaculaires avec eux. Même les moments les plus difficiles sont des moments intéressants, car les difficultés peuvent devenir des forces si on les transforme bien. Souvent, quand je rencontre un jeune, je lui dis : " Je le vois, il y a quelque chose qui t'allume. Il faut que tu le trouves. Il faut juste que toi, tu voies ce qui t'allume, et puis que tu bâtisses là-dessus."

D'après une entrevue radiophonique avec Thierry Pauchant, professeur titulaire, Chaire de management éthique, HEC Montréal (Chaque jeudi, 19h30 - 20h30, Radio Ville-Marie). Pour écouter l'intégral de l'entrevue: www.éthiquesautravail.com

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