La quête de leaders flamboyants est la cause de plusieurs problèmes économiques et sociaux actuels, affirme Henry Mintzberg.

La quête de leaders flamboyants est la cause de plusieurs problèmes économiques et sociaux actuels, affirme Henry Mintzberg.

«Nous avons besoin d'un meilleur équilibre entre le leadership - juste assez de leadership - et la reconnaissance de l'apport des processus collectifs dans la vitalité de nos organisations et de nos sociétés», dit-il.

Q. Vous étudiez depuis plus de 30 ans le travail des cadres et pourtant, vous déplorez maintenant l'obsession du leadership. À quoi faites-vous référence ?

R. Cette obsession se traduit, entre autres, par le nombre de publications, de forums, de colloques, de congrès et de formations consacrées au leadership. On retrouve, par exemple, plus de 130 000 publications contenant ce mot dans les ouvrages recensés par Google livres. Plus de 1,6 millions de blogues en parlent.

Le pire, ce n'est pas tant cette abondance, mais la conception du leadership qui s'en dégage.

Le leader, pour une certaine littérature business pop, c'est l'équivalent du cavalier qui, du haut de son cheval blanc, arrive en sauveur pour régler tous les problèmes. Seul. Comme par magie.

Une organisation connaît du succès? C'est à cause de l'individu qui la dirige. Elle va mal ? Trouvons un meilleur leader et tout rentrera dans l'ordre. Comme des drogués, nous cherchons à chaque fois un «hit» plus fort.

Cette vision est malheureusement répandue dans toutes les sphères de la société, en affaires comme en politique.

Q. Donnez-nous des exemples?

R. J'ai parlé le mois dernier de Lou Gerstner, à qui le magazine Fortune avait attribué, en 1997, la hausse de 40 milliards de dollars en quatre ans de la valeur boursière d'IBM. À lui tout seul! Depuis une trentaine d'années, Steve Jobs a été présenté comme LE héros, puis LE zéro, et encore LE héros d'Apple.

Au Québec, depuis cinq ans, on a tenu régulièrement le ministre de la Santé Philippe Couillard responsable de la réduction ou de l'allongement des temps d'attente dans les urgences. Il y a pourtant des milliers de personnes qui travaillent dans les hôpitaux, très très loin de ce ministre !

À mon avis, cette obsession du leadership - de cette vision du leadership - est justement la cause de plusieurs des problèmes actuels de nos organisations et de nos sociétés.

Q. Pourquoi?

R. Ces prétendues analyses occultent la complexité des organisations ainsi que de l'importance de leur culture, de leur histoire et surtout, de l'engagement - ou du désengagement - des hommes et des femmes qui les composent.

En liant tous les succès et les revers à la personnalité d'un ou de quelques dirigeants, on en vient à construire des organisations totalement dépendantes d'initiatives individuelles. En prétendant responsabiliser les leaders, on déresponsabilise tout le monde.

On ne voit plus les organisations comme des communautés, mais comme des groupes formés de quelques personnes qui «mènent» alors que la majorité des autres «suivent».

Cette vision conduit à placer à la tête des entreprises des individus flamboyants aux yeux des investisseurs et des médias. Des individus qui, comme je le déplorais le mois dernier, sont recrutés à l'extérieur pour transformer des organisations qu'ils ne connaissent pas.

Quant aux chefs de gouvernements, ils sont de plus en plus souvent désignés «leaders» par les membres de leurs partis politiques, bien que, de plus en plus souvent, ils n'aient jamais dirigé une organisation à long terme, dans le gouvernement ou ailleurs.

La domination actuelle de ce genre de leader est sans doute la meilleure explication de la «crise» du leadership dont on parle abondamment.

Dans les deux cas, on oublie que le leadership est contextuel. On confond leader et leadership.

Q. «Ce» leadership ne serait donc pas le véritable leadership?

La caractéristique la plus importante du leadership est la légitimité.

On peut parler de légitimité informelle quand un groupe choisit de suivre quelqu'un à cause de ses qualités de leadership, comme c'est très souvent le cas dans nos vies. Dans les organisations, on nomme souvent des gens à des postes de directions sans qu'ils aient d'abord suscité ce genre d'adhésion.

Je crois qu'un cadre qui n'arrive pas à acquérir la légitimité informelle auprès des membres de son unité ne fait pas preuve de leadership, qu'il soit gestionnaire de premier niveau ou PDG.

Le vrai leadership s'acquiert à l'interne, dans une unité, une organisation, une communauté voire même une nation. Ces «leaders» sont des gens auprès de qui on se tourne naturellement pour chercher conseils. Leur avis est non seulement recherché mais également suivi avec enthousiasme. Combien de compagnies et de pays sont actuellement dirigés par de tels individus ? Combien de chefs d'État ont été élus par des mouvements populaires comme celui qui a, par exemple, porté au pouvoir Nelson Mandela ?

Les vrais leaders ne gravitent pas en orbite au-dessus de leur organisation. Plusieurs d'entre eux sont des gestionnaires tranquilles, dont la présence inspirante suscite l'engagement des individus qui composent leur organisation.

Ces leaders légitimes font preuve de «juste assez» de leadership. Mais nous aurions tort de nous en remettre à ces seuls individus pour faire avancer nos organisations et nos sociétés.

Nous avons aussi besoin de reconnaître toute l'importance du «communautéship».

Q. Communautéship... C'est un nouveau mot ?

R. Oui, je l'ai créé parce que je ne trouvais pas d'expression pour décrire les processus collectifs qui mènent à des réalisations remarquables. Je pense notamment au système d'exploitation Linux ou à l'encyclopédie Wikipédia, qui a donné naissance au mouvement des Wiki.

L'expression «leadership partagé» est parfois utilisé pour décrire ces phénomènes qui reposent sur la contribution de plusieurs personnes agissant selon leurs capacités.

En accolant le mot leadership à ces expériences, on pervertit leur sens profond. Leur efficacité n'est en effet pas tant liée aux individus qui y participent qu'au processus social collectif qui les rend possible, c'est-à-dire la communauté.

Je crois que le moment est venu de penser à nos organisations et à nos sociétés comme des communautés de coopération. Ainsi, le leadership ne disparaît pas. Il reprend sa place et nous reprenons la nôtre.

Nous sommes la solution aux problèmes de ce monde. Nous tous, si nous travaillons ensemble.