Notre Caisse de dépôt a-t-elle été créée pour lancer des entreprises ou pour faire des placements ? Peut-elle imiter l’ingéniosité et la fougue des entrepreneurs, qui se donnent corps et âme pour faire de leur projet une réussite avec leur propre argent ?

Je pose la question parce que la Caisse a entrepris un virage important, qui fait souvent d’elle un exploitant d’entreprises aujourd’hui, au même titre qu’un entrepreneur. Et qui implique plusieurs milliards de dollars de fonds des cotisants.

Même que ces dernières années, notre institution est devenue l’actionnaire de contrôle (51 % des actions ou plus) d’une dizaine d’entreprises commerciales. Elle l’a fait en utilisant différents interstices de sa loi, alors qu’en principe, la Caisse doit limiter ses participations à 51 % voire à 30 % d’une entreprise.

Et parmi ces entreprises dont elle a pris le contrôle figure le producteur d’énergie indien Azure Power Global, qui fait maintenant face à d’importantes difficultés sur fond d’allégations de malversations⁠1. Et un autre de ces placements tourne au vinaigre, au Mexique.

La Caisse m’explique avoir légitimé les prises de contrôle dans ces entreprises par le recours à des mesures spécifiques de sa loi. Ce recours a toutefois des limites, puisque la Caisse a demandé au ministère des Finances du Québec de modifier sa loi pour normaliser la situation.

Les amendements se trouvent dans l’actuel projet de loi 7, dont l’adoption est attendue dans les prochains mois. Les changements ne seront pas rétroactifs.

Cette modification de la loi, la Caisse la demande pour profiter des bons rendements dans les infrastructures liés aux énergies renouvelables, entre autres, mais aussi pour extirper des « primes additionnelles de valeur opérationnelle » de ces investissements, bref pour empocher le genre de profits que fait un entrepreneur.

Et c’est justement là que je m’interroge. La loi d’origine de la Caisse visait à éviter, entre autres, que l’institution joue le rôle d’entrepreneur, qu’elle prenne le risque d’« opération » d’une entreprise, estimant qu’elle devait plutôt se contenter de gérer des placements ou d’accompagner des entrepreneurs⁠2. Est-ce bien avisé de l’y autoriser aujourd’hui ? Si oui, dans quelles circonstances ?

Au fil des ans, la loi sur la Caisse a été modifiée de telle manière qu’elle est devenue kafkaïenne et que la Caisse parvient aujourd’hui à justifier un nombre considérable de prises de contrôle.

En janvier 2022, par exemple, l’institution a fait passer à 53 % sa participation dans le producteur indien Azure, soit au-delà de la limite maximale de 51 % normalement prévue dans sa loi⁠3. La Caisse a investi un demi-milliard dans l’aventure depuis 2016, placement qui vaut moins de 200 millions aujourd’hui.

Pour le justifier, la Caisse m’explique s’en être remise à une disposition de sa loi qui prévoit des exceptions pour les entreprises qui sont en démarrage, en réorganisation ou en transition et relève⁠4.

« C’est sous cette exception (relève) que nous avons justifié la dérogation à la limite de détention. Il s’agit donc de la relève du fondateur de la compagnie [Azure] et sa transition vers une société non gérée par son fondateur », m’écrit le porte-parole de la Caisse, Maxime Chagnon.

PHOTO ANUPAM NATH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La Caisse est le principal actionnaire d’Azure Power Global.

Fort bien. Sauf que le fondateur d’Azure a quitté la direction de l’entreprise en juillet 2019, plus de deux ans avant le passage à 53 %, en janvier 2022.

Quoi qu’il en soit, deux mois plus tard, en mars 2022, le ministère des Finances du Québec a annoncé dans son budget qu’il modifierait la loi de la Caisse pour faire sauter cette limite de 51 % pour le secteur des infrastructures, en particulier celui jugé porteur des énergies renouvelables, dont fait partie Azure.

La Caisse pourra donc détenir 100 % d’une telle entreprise, comme pour l’immobilier, au terme de l’adoption du projet de loi 7, dans les prochains mois de 2023.

Fin de l’affaire ? Non. En fouillant, j’ai découvert que la Caisse dépasse 51 % de détention dans une dizaine d’autres entreprises depuis quelques années déjà.

Le porte-parole de la Caisse, Maxime Chagnon, affirme que ces placements se conforment à la loi de la Caisse. Il dit toutefois ne pouvoir indiquer quelles exceptions spécifiques de la loi ont été utilisées pour six des placements que nous lui avons soumis, bien qu’il ait pu le faire pour Azure.

« On ne peut donner de détails pour ne pas révéler de l’information stratégique sur des entreprises privées », m’a-t-il dit au téléphone.

Concernant le changement de la loi demandé au ministère des Finances, Maxime Chagnon m’explique que « l’objectif est de normaliser une détention qu’on fait actuellement en vertu d’une exception. Au lieu de se prévaloir d’une exception pour 5 ans, on veut pouvoir détenir des positions de contrôle [à long terme] dans des sociétés d’infrastructures de secteurs d’avenir », m’a-t-il écrit.

Selon ma compréhension, la prise de contrôle d’entreprises est une tendance dans l’industrie du capital risque, surtout pour les pays émergents.

La raison ? La gouvernance n’est généralement pas aussi rigoureuse dans ces pays, et un investisseur institutionnel comme la Caisse peut davantage y voir quand elle prend le contrôle des entreprises, réduisant ainsi ce risque. Maxime Chagnon mentionne d’ailleurs la possibilité « d’influencer encore plus les orientations de l’entreprise à long terme en matière ESG ».

Dans le cas de la Caisse, toutefois, cet argumentaire de pays émergents n’explique pas tout. Sur la dizaine d’entreprises, seulement deux sont dans des pays, disons, moins occidentaux (Inde et Mexique), les autres sont aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne, entre autres.

La Caisse n’aurait-elle pas pu se contenter d’y jouer le rôle de financier plutôt qu’entrepreneur ?

1. Lisez « Le problème indien de la Caisse » 1. Lisez « Un numéro deux au passé tumultueux chez Azure »

2. À l’origine, la loi interdisait à la Caisse de détenir plus de 30 % des actions d’une entreprise. En plus de vouloir éviter que la Caisse ne joue le rôle d’entrepreneur, on ne voulait pas que la Caisse, avec sa montagne de capitaux, devienne un concurrent direct d’une entreprise du secteur privé, ce qui aurait pu être considéré comme déloyal, notamment dans le petit marché du Québec. Avec le temps, la limite de 30 % a été rehaussée à 51 %, dans certains cas, et la détention d’actifs immobiliers a été permise à 100 %.

3. La participation est passée à 53,4 % en février 2022. La Caisse détient par ailleurs au-delà de la limite de 30 % depuis octobre 2018 (alors passée à 40 %).

4. D’autres exceptions sont prévues dans sa loi pour les sociétés gazières (Énergir, Southern Star Acquisition) et pour le REM, entre autres.

Une dizaine d’entreprises contrôlée par la Caisse

La Caisse de dépôt et placement du Québec a investi des milliards de dollars pour prendre le contrôle de d’une dizaine d’entreprises commerciales ces dernières années.

En plus du producteur d’énergie indien Azure Power Global, en difficultés financières, la Caisse dépasse 51 % de détention dans une dizaine d’autres entreprises (en plus de celles dans les secteurs financiers et immobiliers). Or, un autre de ces placements a mal tourné.

Au début de 2018, la Caisse a pris une participation de plus de 51 % dans Tenedora de Energía Renovable Sol y Viento, du Mexique. D’une valeur pour la Caisse estimée entre 150 et 300 millions au 31 décembre 2018, le placement valait environ 10 fois moins dans le plus récent relevé disponible (31 décembre 2021), soit entre 10 et 30 millions. La Caisse détenait toujours 67,1 % de l’entreprise au 31 décembre 2021.

C’est cet investissement dans Tenedora qui a obligé les dirigeants de la Caisse à rencontrer le président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, le mois dernier, pour tenter de régler un litige, en compagnie de Justin Trudeau, selon des agences de presse.

Deux autres des positions de contrôle de la Caisse sont dans le secteur des énergies renouvelables à l’international.

En mai 2018, la Caisse est devenue l’actionnaire de contrôle (52 %) d’Invenergy Renewable, de Chicago. Elle y a investi plus d’un milliard de dollars depuis 2014 et en détenait 59,4 % dans le plus récent relevé disponible (31 décembre 2021). Cet investissement valait plus de 1,5 milliard au 31 décembre 2021.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE VELTO RENEWABLES

La Caisse détient 100 % de Velto Renewables.

Depuis 2020, la Caisse détient aussi 100 % de l’entreprise espagnole Velto Renewables. Le placement valait entre 300 et 500 millions au 31 décembre 2021.

Hors du secteur des énergies renouvelables, la Caisse est aussi l’actionnaire majoritaire de sept autres entreprises.

La première, en Irlande, fait dans le financement d’avions et s’appelle Einn Volant Aircraft Leasing Holdings, dans laquelle la Caisse a une participation de 90,5 %. La deuxième, du Royaume-Uni, s’appelle Patina Rail, et elle est détenue à 75 % par la Caisse. Cette société est un actionnaire important de Eurostar, qui offre le service de TGV Londres-Paris, notamment.

Une troisième entreprise, Kiwi Holdco Cayco (FNZ), du Royaume-Uni, œuvre dans le secteur des technologies financières. Entrée au capital en 2018, la Caisse y avait une participation de 69,1 % au 31 décembre 2021.

Les quatre autres sont Plenary Americas Holding (100 %), qui développe des infrastructures, Student Transportation of America (79,9 %), l’entreprise de technologie numérique Wizeline (56,5 %), et le transporteur gazier Southern Star Acquisition (79,9 %).

Dispositions spécifiques de la loi

Le porte-parole de la Caisse, Maxime Chagnon, affirme que les placements ont été faits en vertu de dispositions spécifiques de la loi de la Caisse qui permettent d’excéder les limites habituelles de 51 % dans certains cas.

Le REM et Énergir sont deux autres des placements de la Caisse au Québec qui bénéficient d’exemptions de la loi permettant à l’institution d’en détenir plus de 51 % sans limite de temps.

Rectificatif
Une version précédente de cette chronique indiquait que la Caisse est devenue l’actionnaire de contrôle de sept entreprises commerciales. En fait, on en compte une dizaine, hors secteur financier et immobilier. Le nom de ces entreprises a été ajouté dans le texte.