Des ventes « cash ». Des employés payés au noir. Une comptabilité du Moyen Âge. Et le refus de collaborer avec Revenu Québec.

Un jugement de la Cour du Québec décrit les méthodes singulières de la Maison Sami T.A. Fruits pour éluder le paiement de ses impôts. Et conclut que la PME et son propriétaire Sami Al Asmar doivent payer ce qui est réclamé par Revenu Québec, soit 31 millions de dollars.

Les faits décrits dans le jugement de 47 pages sont choquants en cette ère où l’État est grandement sollicité pour soutenir l’économie, les entreprises et le système de santé.

Sami Fruits est ce commerce bien connu de fruits et légumes de la région de Montréal, fondé en 1973 par Sami Al Asmar, peu après son arrivée au Canada. L’homme d’affaires a appris les rudiments du commerce de fruits et légumes de son père et de son grand-père au Liban, selon le site internet de l’entreprise.

« Fraude et négligence flagrante »

Les sommes en jeu sont astronomiques pour une PME de fruits et légumes : 55 millions de ventes non déclarées et plus de 30 millions de salaires payés au noir, selon les estimations de Revenu Québec.

Au total, l’agence a donc réclamé 31 millions de dollars à l’entreprise et à son actionnaire, ce qui inclut les lourdes pénalités pour « fraude » et « négligence flagrante », indique le jugement, obtenu au palais de justice de Montréal.

De cette somme, 13,8 millions sont exigés à Sami Al Asmar personnellement et 16,2 millions à l’entreprise, dont la moitié pour avoir omis de faire les retenues à la source sur la paye d’employés (et donc leur versement subséquent au fisc). Le jugement est muet sur ce que l’entreprise pourrait aussi devoir à l’Agence de revenu du Canada.

La cause porte sur les trois commerces de Montréal, Laval et LaSalle, en plus de l’entrepôt, qui étaient ouverts au moment des années fiscales en litige, soit de 2007 à 2012. Le jugement est rendu 10 ans plus tard parce que l’enquête de Revenu Québec et les réclamations ont d’abord été faites hors cour, avant d’être contestées devant le tribunal par Sami Fruits en 2016 et 2017, puis débattues en justice, avec les nombreuses procédures inhérentes.

Le jugement est maintenant porté en appel, affirme l’avocat de Sami Fruits, Jean Groleau, qui dit en avoir avisé Revenu Québec. L’avocat de la firme Groleau Gauthier Plante ne veut faire aucun commentaire ni indiquer si ses clients ont commencé ou non à payer la dette fiscale en litige.

De son côté, Revenu Québec affirme qu’aucun appel n’a été déposé à ce jour et que la date limite est le 7 avril. Il s’agit d’une grosse victoire pour l’organisme. La dernière connue d’une telle ampleur est celle contre le promoteur immobilier Sylvan Adams, de la firme Iberville (101 millions).

Lisez la chronique « Double victoire de Revenu Québec en Cour suprême »

Deux coffres-forts

Selon les faits décrits au jugement, Sami Fruits détruisait systématiquement ses rubans de caisse à la fin de chaque journée, en plus de n’avoir ni liste de prix ni inventaire documenté. De plus, les ventes des années en litige étaient effectuées en argent comptant, si bien que Revenu Québec n’avait aucun moyen de vérifier les revenus et donc de calculer les impôts à payer.

La loi sur l’impôt impose pourtant la tenue adéquate de registres, une obligation confirmée par la jurisprudence. Seul registre offert par l’entreprise : les dépôts bancaires en argent comptant à la Banque TD qui provenaient d’un coffre-fort de chaque succursale de l’entreprise.

Or, l’enquête a démontré que l’entreprise avait un deuxième coffre-fort dans les succursales et un deuxième compte bancaire, celui-là chez HSBC.

Quand l’inspecteur de Revenu Québec a voulu vérifier dans les commerces le mode de fonctionnement, il a pu faire une première visite, puis s’est vu refuser l’accès. « [Le comptable de l’entreprise] déclare au Tribunal avoir reçu instruction de Sami de ne pas laisser Revenu Québec procéder à d’autres visites des magasins ni à des rencontres d’employés », écrit le juge.

Revenu Québec a donc dû utiliser une méthode alternative pour établir le profil financier de Sami Fruits. En se basant sur des données de Statistique Canada pour le marché des fruits et légumes, Revenu Québec a établi que l’entreprise avait vraisemblablement une marge brute de 29 % et non de 13 % pour un chiffre d’affaires annuel avoisinant les 50 millions de dollars. Et encore, « la marge retenue par le vérificateur est à l’avantage de Sami », écrit le juge.

Comme l’entreprise n’a pas fourni de relevés adéquats sur les employés (feuilles de temps, horodateurs, registres de salaires fiables, etc.), Revenu Québec a, encore une fois, dû faire une estimation. L’agence s’est rendue sur place pour observer et compter le nombre d’employés. Et en se basant sur les heures d’ouverture, elle a pu déduire que l’organisation avait vraisemblablement 220 employés, plutôt que les 178 déclarés.

L’agence a ensuite décortiqué le dossier personnel de Sami Al Asmar. « Puisque la vérification à l’endroit de Sami Fruits conclut à des écarts importants et que ces sommes ne se retrouvent pas dans les coffres de la société, Revenu Québec considère qu’il y a appropriation de fonds par M. Asmar », est-il écrit dans le jugement.

L’ensemble de ces méthodes alternatives ont permis à l’agence d’établir les 55 millions de ventes non déclarées de 2007 à 2012, ainsi que les millions non prélevés auprès des employés ou non déclarés par le propriétaire personnellement.

Les méthodes alternatives de Revenu Québec ont été vivement contestées en cour par les avocats de Sami Fruits, mais la jurisprudence permet au fisc de « deviner ou déduire » quand les explications du contribuable sont déraisonnables, explique le juge. La négligence comptable de l’entreprise et son refus de collaborer ont pesé dans la balance.

« En aucun temps M. Asmar n’a pris la peine de rencontrer les vérificateurs de Revenu Québec. Il a placé entre lui et le personnel administratif de Sami des comptables externes et représentants qui ne pouvaient répondre aux questions des vérificateurs et qui n’avaient pas toute l’information », écrit le juge.

Particulier, quand même. Parions que les concurrents de Sami Fruits seront contents…