Depuis 15 mois, un débat fondamental avait cours chez certains grands économistes canadiens. Un débat dont l’issue aurait pu transformer l’avenir de bien des citoyens si le Canada avait imité les États-Unis.

Le sujet ? Faut-il que le maintien d’un taux d’inflation faible soit le seul critère pour monter ou descendre les taux d’intérêt ? Ou doit-on tenir compte aussi du taux de chômage et même des impacts du réchauffement climatique ?

Pour les néophytes, la question peut paraître ésotérique. Elle reste néanmoins le fondement même de toute la politique économique au Canada. Un changement dans les critères est de nature à bouleverser les équilibres du marché. On n’a qu’à penser aux taux hypothécaires pour s’en convaincre.

La réponse est venue lundi : la Banque du Canada continuera de fixer son taux d’intérêt directeur pour cibler un taux d’inflation de 2 %, avec une fourchette de 1 à 3 %.

Mais attention, pour la première fois depuis des lustres, la Banque ajoute spécifiquement l’emploi comme second critère pour la fixation du taux directeur. En plus de prix stables, l’objectif est aussi de fixer le taux directeur pour avoir « un niveau d’emploi durable maximal », précise le communiqué de la Banque.

Pour mieux comprendre l’opposition entre emploi et inflation, il faut remonter à la fin des années 1980, période où la Banque du Canada était dirigée par l’imperturbable John Crow.

À l’époque, le gouverneur de la Banque avait choisi de s’attaquer vigoureusement à l’inflation – surtout ontarienne – en faisant passer le taux d’intérêt directeur de quelque 7 % en 1987 à plus de 13 % en 1990. Une telle hausse des taux d’intérêt, faut-il comprendre simplement, incite les particuliers et entreprises à économiser plutôt qu’à dépenser ou à investir, ce qui freine la hausse des prix.

Mais voilà, la hausse des taux d’intérêt avait été si abrupte qu’elle a provoqué une récession en 1991, qui a fait exploser le chômage pendant plusieurs années. D’où le débat : faible inflation ou faible chômage ?

Avec le temps, les économistes ont constaté qu’à long terme, la conjugaison des deux objectifs est possible, voire souhaitable. Et depuis quelques années, la Banque du Canada, en plus de l’inflation, tient déjà implicitement compte des capacités excédentaires du marché – incluant le marché du travail – avant de bouger les taux d’intérêt.

Les économistes n’ont pas été surpris, lundi, de l’inclusion de l’emploi dans les critères. D’ailleurs, le dollar canadien n’a pas reculé différemment des autres monnaies par rapport au dollar américain après l’annonce de la décision. La Bourse canadienne ne s’en est pas davantage ressentie.

« Le discours évolue, mais l’inflation reste le principal critère de la Banque pour déterminer les taux. On garde le même sapin de Noël, auquel on ajoute quelques guirlandes », dit Stéfane Marion, économiste en chef de la Banque Nationale.

Son de cloche semblable à la Banque Royale : « L’accord d’aujourd’hui codifie essentiellement l’attention accrue de la Banque du Canada sur les résultats du marché du travail pendant la pandémie », explique l’économiste Josh Nye.

La ministre des Finances, Chrystia Freeland, a d’ailleurs déclaré que « ce n’est pas une modification du cadre, c’est plutôt une reconnaissance de la pratique existante », soit la prise en compte de facteurs comme l’emploi pour déterminer le taux directeur.

Avec cette politique, il est donc exagéré d’affirmer que le Banque a maintenant un double mandat, comme c’est le cas de la banque centrale américaine, la Federal Reserve.

Aux États-Unis, les trois objectifs de la Fed, fixés par le Congrès, sont dans l’ordre « le plein emploi, la stabilité des prix et des taux d’intérêt à long terme modérés ». Et l’objectif spécifique de la Fed, dans ce contexte, est une cible d’inflation de 2 % (sans la fourchette canadienne de 1 à 3 %).

Il s’agit tout de même d’un changement historique, bien que timide, du mandat de la Banque du Canada. Le cadre de ciblage de l’inflation est resté très semblable depuis son instauration, il y a 30 ans, et le taux d’inflation a été en moyenne de près de 2 % durant cette période.

Le nouveau cadre est en vigueur pour au moins cinq ans. La Banque s’entend avec le ministère des Finances sur le cadre, puis elle est indépendante quant à son application.

Le gouverneur de la Banque, Tiff Macklem, a été clair quant aux attentes : pas question de laisser l’inflation monter en fou, même si le régime de la Banque permet une certaine souplesse pour relever les défis de l’économie pandémique. « Les attentes d’inflation à moyen et à long terme sont restées bien arrimées à la cible de 2 %. Garder les attentes d’inflation bien ancrées est essentiel pour achever la reprise économique et ramener l’inflation à la cible », précise-t-il.

La Banque avait lancé des consultations sur la nouvelle politique en août 2020. Dans son communiqué officiel de lundi, elle ne fait pas mention du réchauffement climatique.

Toutefois, signe des temps, le gouvernement indique dans son propre communiqué sur le sujet que « même si la politique monétaire ne permet pas de s’attaquer directement aux menaces posées par les changements climatiques », la Banque mettra au point des outils de modélisation pour tenir compte de leurs impacts pour l’économie.

De plus, le communiqué de la ministre Freeland fait un lien entre les « emplois maximums durables » du nouveau régime et la réduction des inégalités de revenus.

En terminant, une remarque. Dans son communiqué, le gouverneur de la Banque définit le niveau d’emploi durable « comme le niveau d’emploi le plus élevé pouvant être soutenu par l’économie avant que des pressions inflationnistes ne commencent à s’exercer ».

N’est-ce pas où nous sommes rendus au Québec ?