Le monumental imbroglio qui persiste à la haute direction et au conseil d’administration de Rogers Communications inc. depuis plus d’un mois maintenant démontre combien les règles de gouvernance d’une entreprise publique à contrôle familial doivent être claires, sans équivoque et appel possibles, et surtout totalement blindées aux divergences – et même aux guerres ouvertes – qui peuvent éclater au sein du groupe qui détient le contrôle de l’entreprise.

Vu de loin, à plus de 500 km du théâtre des hostilités, le feuilleton Rogers n’en finit plus de nous étonner tellement les enjeux en cause sont grotesques tout autant que la séquence des évènements qui les a révélés au grand public et à la communauté financière torontoise.

Des enjeux qui sont pourtant en train de saper totalement la crédibilité de Rogers Communications inc., l’une des trois plus importantes entreprises de télécommunications et de divertissement au Canada, qui est en plein processus d’acquisition du groupe de câblodistribution Shaw Communications dans une transaction de 26 milliards.

On rappelle sommairement les grandes lignes de ce burlesque feuilleton financier qui captive Bay Street. Edward Rogers, président du conseil d’administration de RCI, était insatisfait de la performance de son PDG Joe Natale et a manœuvré pour obtenir son congédiement afin de le remplacer par son chef de la direction financière, Tony Staffieri.

Il faut préciser ici qu’Edward Rogers est le président du conseil de la fiducie familiale, mise sur pied par son père, le fondateur Ted Rogers, qui contrôle 97,5 % des votes de Rogers. La fiducie familiale Rogers compte d’autres membres de la famille, dont la veuve de Ted Rogers, Loretta, et les deux sœurs d’Edward, Martha et Melinda, qui siègent toutes au conseil d’administration de Rogers.

Dans des documents déposés en cour, Ed Rogers affirme qu’il a obtenu le feu vert de sa mère et de ses sœurs pour le congédiement de son PDG, alors que les principales intéressées prétendent qu’il a menti.

Toujours est-il que le conseil d’administration de Rogers a congédié Ed Rogers de son poste de président du conseil et que celui-ci a répliqué en licenciant cinq administrateurs indépendants du conseil pour les remplacer par cinq nouveaux et reprendre la présidence du conseil.

La prétention d’Edward Rogers est qu’il avait pleinement le droit d’agir comme il l’a fait puisqu’il est le président du conseil de la fiducie familiale qui contrôle 97,5 % des droits de vote de l’entreprise. Il n’avait pas à convoquer une assemblée extraordinaire des actionnaires puisque la nouvelle équipe d’administrateurs allait obtenir 97,5 % d’approbation.

Les sparages d’Edward

Les sœurs et la mère d’Edward Rogers ainsi que les membres du conseil d’administration original de Rogers n’entendent pas lâcher le morceau. Ils affirment que l’ex-président du conseil les a sciemment induits en erreur en exigeant le renvoi de Joe Natale et qu’il n’a plus les pouvoirs pour nommer un nouveau conseil d’administration.

Le hic, et c’est ce que les tribunaux vont devoir trancher, c’est qu’Edward Rogers est toujours le président du conseil de la fiducie familiale, ce qui lui donne, selon lui, le pouvoir d’agir à sa guise, malgré l’opposition de ses sœurs et de sa mère.

D’ici là, Rogers se retrouve aujourd’hui avec deux conseils d’administration, un président répudié et un nouvellement nommé, Joe Natale est toujours en poste comme PDG et le protégé d’Edward Rogers, l’ex-chef de la direction financière Tony Staffieri, a quitté l’entreprise.

Du grand burlesque alors que Rogers Communications inc. est en plein processus d’acquisition de Shaw Communications, une mégatransaction dont l’issue est maintenant remise en question en raison du gigantesque cafouillage qu’a induit Edward Rogers.

La personnalité particulièrement abrasive d’Ed Rogers émerge de plus en plus dans ce désolant feuilleton. On dit à Toronto que c’est parce qu’il voulait se rapprocher du pouvoir absolu chez RCI qu’il a voulu tasser Joe Natale et mettre à sa place son homme de main.

Grand partisan de Donald Trump, Ed Rogers n’a pas hésité à aller visiter l’ex-président à sa résidence de Mar-a-Lago, le printemps dernier, quelques mois après sa défaite et l’invasion immonde du Capitole alors que la troisième vague de la COVID-19 frappait durement l’Ontario.

Ed Rogers fait aussi la manchette à Toronto où il est décrit comme étant le pire propriétaire d’équipes sportives depuis Harold Ballard. RCI est propriétaire en tout ou en partie des Maple Leafs, des Raptors, des Blue Jays, des Argonauts et du FC Toronto.

Ed Rogers a notamment cherché à congédier le président des Raptors, Masai Ujiri, vénéré à Toronto et considéré comme l’architecte du championnat de 2019.

PHOTO CHRIS YOUNG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Masai Ujiri, président des Raptors de Toronto

On a souvent vanté les mérites des actions à droits de vote multiples parce qu’elles permettent aux entreprises familiales de garder le contrôle de leur société lorsque survient une offre d’acquisition hostile.

Cette position de blocage a notamment permis à plusieurs entreprises de chez nous de rester à propriété québécoise, comme l’a démontré l’an dernier et de façon on ne peut plus convaincante Cogeco, qui a refusé d’être vendue à Rogers et à son partenaire Altice USA dans une transaction de plus de 11 milliards.

Ed Rogers a-t-il les aptitudes nécessaires pour présider une entreprise de 24 000 employés, valorisée à près de 30 milliards ? Sa mère et ses sœurs, coactionnaires de la fiducie familiale Rogers, viennent clairement d’affirmer le contraire. On verra comment trancheront les tribunaux et de quelle façon ce ridicule feuilleton va se terminer.