En se rebaptisant Meta, Facebook change donc de nom pour changer de sujet. Mais il en faudra plus pour changer sa réputation lourdement entachée par la publication des Facebook Papers, considérée comme le plus grand scandale de son histoire.

On savait déjà que Facebook n’est pas qu’une plateforme qui permet de regarder des vidéos de chats et de se rappeler les dates d’anniversaire de ses amis. On savait déjà que le réseau, avec ses algorithmes, attise la haine, l’extrémisme et la désinformation. On savait qu’il incite à la violence. On savait qu’il accroît la division et menace la démocratie.

Ce qui saisit en prenant connaissance de l’avalanche de documents confidentiels rendus publics ces jours-ci, dans la foulée de la sortie publique de Frances Haugen, ancienne employée de Facebook devenue lanceuse d’alerte, c’est l’ampleur des dérives et des dangers encore tolérés en toute connaissance de cause par le géant du web et le dégoût que cela provoque chez nombre de ses employés1.

L’une des choses importantes révélées avec de nouveaux détails par les Facebook Papers, c’est que des employés ont plus d’une fois averti leurs patrons de ces dangers et proposé des solutions, fondées sur des études sérieuses. Trop souvent en vain.

Lisez « Les nouvelles révélations déferlent sur Facebook »

Aujourd’hui, ces mêmes employés sont les plus féroces critiques du réseau social. Ils ont perdu toute confiance dans ce géant finalement bien petit, qui se contrefiche de mettre en péril la vie des gens, la paix sociale ou l’avenir de la planète si ça lui permet de faire du profit.

On le savait déjà, donc. Les Facebook Papers ne font que fournir de nouvelles preuves. La haine, la violence ou la désinformation ne sont pas que des accidents de parcours pour l’entreprise de Mark Zuckerberg.

C’est un fonds de commerce. Si l’amour, la nuance ou les avis d’experts sur l’urgence climatique étaient aussi populaires sur Facebook, la planète entière s’en porterait mieux.

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Ce n’est pas la première fois que surgissent de telles révélations au sujet de Facebook. Combien en faudra-t-il encore pour que l’on passe de l’étonnement à l’action ? se demande l’anthropologue numérique Rahaf Harfoush.

Lorsque je l’ai interviewée pour la première fois, en 2018, cette brillante experte canadienne, qui enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris, s’inquiétait du fait que l’on se méfie trop peu des algorithmes, étant donné les dangers qu’ils constituent pour la démocratie.

Trois ans plus tard, elle peine à croire que des politiciens tombent encore des nues devant les révélations des Facebook Papers. « C’est au moins la quatrième fois que l’on apprend que des fonds de recherche de Facebook montrent qu’il y a des aspects négatifs [à sa plateforme] et qu’elle s’en fout ! C’est un peu effrayant que chaque fois qu’il y a une entrevue publique devant le Congrès américain ou devant des politiques, le récit soit toujours le même : “Ah ! On ne savait pas ! Pardonnez-nous…” »

On est pourtant devant un enjeu aussi urgent et gravissime que la crise climatique, souligne-t-elle. « C’est peut-être même plus urgent encore parce que si on peut convaincre les gens que la Terre est plate, on peut aussi les convaincre qu’il n’y a pas de crise climatique. »

L’heure n’est plus aux questionnements quant à savoir s’il faut, oui ou non, mettre au pas Facebook, me dit Rahaf Harfoush, qui est membre du Conseil national du numérique en France.

« C’est évident qu’on doit absolument réglementer. Quand des gens me disent que la réglementation arrête l’innovation, je me demande : qui a tiré profit des innovations de Facebook ? Ce ne sont pas les communautés vulnérables. Ce n’est pas la démocratie. Ce ne sont pas les femmes. Ce ne sont pas les jeunes… Qui a vraiment reçu ce cadeau, cet avantage économique d’une société qui vaut des milliards de dollars, mis à part les actionnaires et un petit groupe de personnes qui en sont les gérants ? »

Ce qui est tout aussi évident, c’est qu’on ne peut pas faire confiance à Facebook pour changer d’elle-même.

Le fait que Mark Zuckerberg change le nom de son entreprise en plein scandale n’y change rien. Son déni est inquiétant.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO, FOURNIE PAR REUTERS

Mark Zuckerberg

[Mark Zuckerberg] continue de construire d’autres outils techniques créés avec la même philosophie que Facebook. Même s’il en change le nom, s’il y a le même système de croyances, les mêmes priorités, les mêmes buts économiques, cela va continuer à créer le même niveau de mal.

Rahaf Harfoush, anthropologue numérique

De la même façon qu’il faut forcer les entreprises à cesser de polluer l’océan ou à cesser d’utiliser des produits chimiques cancérigènes, on ne peut pas attendre de Facebook – ou de n’importe quelle autre entreprise de nouvelles technologies – qu’elle se mette au pas toute seule. C’est là le rôle des gouvernements, qui doivent travailler avec les experts, pour établir des règles du jeu qui protègent la démocratie et les populations.

C’est d’autant plus important que le pouvoir de Facebook est aussi immense qu’inédit. « On est devant une plateforme technologique qui a le pouvoir d’influencer des élections, d’attiser la haine, de changer les avis, de créer des croyances, de distribuer de la désinformation. Ce n’est pas juste une entreprise ! »

Dans The Atlantic, la journaliste Adrienne LaFrance suggérait que Facebook soit traitée comme un gouvernement étranger hostile2. « Le Canada, par exemple, doit évaluer les actions de Facebook comme une ingérence étrangère. C’est là son niveau de pouvoir », dit Rahaf Harfoush.

Lisez l’article de The Atlantic (en anglais)

Comme citoyens, devrait-on boycotter Facebook ? « Je pense qu’il est trop tard pour le faire. Malgré le mal qui est fait, il y a aussi des côtés positifs. »

Boycotter ou démanteler Facebook ne ferait que déplacer le problème. « Si on supprime Facebook aujourd’hui, dans deux semaines, il y aura une autre plateforme ! Le problème, ce n’est pas la plateforme, mais tout l’écosystème. La plateforme est un reflet de nos priorités économiques et de ce que les gens sont capables de tolérer. »

Alors quoi ? « La véritable décision consiste à devenir nous-mêmes, comme citoyens, des participants actifs dans la vie civique pour demander à nos gouvernements de créer des conditions pour protéger notre démocratie. »

Exiger de nos gouvernements qu’ils exigent de Facebook de changer vraiment. Et pas juste de nom.