Transférer la propriété de son entreprise à ses enfants est le rêve fort légitime que caressent un grand nombre d’entrepreneurs qui souhaitent que la réalisation d’une vie puisse se poursuivre dans le temps et le sang. Pourtant, une iniquité fiscale rend cette éventualité beaucoup moins avantageuse sur le plan financier pour les propriétaires de PME. Cette anomalie pourrait être corrigée dès la semaine prochaine, si on y mettait un peu de volonté politique…

Jeudi, mon collègue et chef de bureau de La Presse à Ottawa, Joël-Denis Bellavance, nous a appris qu’un projet de loi visant à modifier les règles fiscales entourant le transfert de propriété d’une entreprise était en attente d’approbation au Sénat et qu’il restait une semaine pour en terminer la troisième lecture et permettre son adoption.

Ce projet de loi vise à corriger une lacune qui s’est incrustée au fil du temps dans la Loi de l’impôt sur le revenu qui fait que le traitement fiscal du gain en capital découlant de la vente d’une entreprise n’est pas le même si le repreneur de l’exploitation est un membre de la famille ou un acheteur de l’extérieur.

Si une entreprise est vendue à un repreneur extérieur, le propriétaire vendeur a droit à une déduction fiscale sur le gain en capital pouvant atteindre jusqu’à 500 000 $, selon la valeur de l’entreprise, alors que si le transfert se fait avec un membre de la famille, le propriétaire vendeur n’a pas droit à la déduction pour gain en capital.

L’établissement de ces deux poids, deux mesures fiscal de la Loi de l’impôt sur le revenu remonte aux années 1990, lorsque le gouvernement fédéral a décidé d’affirmer sa volonté de lutter contre l’évasion fiscale, mais aujourd’hui, il pénalise carrément le transfert de propriété d’une entreprise au sein d’une même famille.

Le Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ) a réalisé une étude en collaboration avec les professeurs Marc Duhamel et Louise Cadieux, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et François Brouard, de l’Université Carleton, qui démontre combien il peut en coûter à un propriétaire vendeur de vouloir transférer son entreprise à un membre de sa famille.

« Les propriétaires d’une PME non admissibles à la déduction du gain en capital perdent entre 6 % et 27 % du gain en capital réalisé selon leur niveau de revenu imposable. Pour une PME dont le produit de disposition est de 2 millions, le revenu additionnel pour les propriétaires est de l’ordre de 120 000 $ à plus d’un demi-million », constatent les auteurs de l’étude.

À grande échelle, 10 000 propriétaires de PME qui souhaitent vendre leur entreprise à un repreneur familial « pourraient épargner entre 245,6 millions et jusqu’à un peu plus de 1,04 milliard, s’ils étaient admissibles à la même déduction du gain en capital que ceux qui préfèrent transférer à des repreneurs externes », poursuit l’étude du CTEQ.

Un mouvement à son sommet

Cela vous semble un peu gros que 10 000 propriétaires de PME au Québec souhaitent vendre leur entreprise à des membres de leur famille ? La démographie nous indique tout le contraire. Entre 2017 et 2022, le CTEQ a déjà estimé que ce ne sont pas moins de 60 000 baby-boomers propriétaires d’entreprises québécoises qui vont réaliser le transfert de propriété à des repreneurs de leur famille ou de l’extérieur.

« C’est le mouvement que l’on observe. On anticipait un pic en 2020, mais la pandémie a retardé le processus de beaucoup d’entrepreneurs qui ont décidé de garder les rênes durant la crise et de reporter la vente. On s’attend jusqu’à 15 000 ventes d’entreprises en 2021 », dit Vincent Lecorne, PDG du CTEQ.

Le désavantage fiscal de transférer la propriété d’une entreprise à des repreneurs de la famille nuit aux entrepreneurs qui comptent sur le gain réalisé comme fonds de retraite. Une différence de 500 000 $ sur le revenu de la vente, ça commence à compter.

La vente à un repreneur familial assure pourtant une plus grande viabilité de l’entreprise puisque, souvent, le propriétaire vendeur va rester comme personne-ressource ou comme ambassadeur. Et au Québec, on a beaucoup d’entreprises profondément ancrées en région qui n’intéresseront pas nécessairement des acheteurs de l’extérieur.

Québec a modifié au fil des ans ses règles fiscales pour ne pas pénaliser la vente à des repreneurs familiaux, mais Ottawa persiste à vouloir imposer davantage les propriétaires qui veulent transmettre leur entreprise à leurs enfants, toujours sous le prétexte de lutter contre l’évasion fiscale.

Pour la troisième fois en six ans, le gouvernement fédéral a la possibilité de corriger cette iniquité fiscale et il lui reste une semaine pour le faire avant l’ajournement de la session et le déclenchement d’une prochaine campagne électorale qui ferait faire mourir au feuilleton ce nouveau projet de loi. C’est pourtant maintenant que l’avenir de milliers de PME se joue dans toutes les régions du Québec.