Personne ne pourra reprocher à Jean-Marc Eustache, PDG de Transat A.T., d’avoir profité de la crise de la COVID-19 pour précipiter son départ à la retraite, annoncé tôt mercredi et dont la date d’effet est ce jeudi. Le cofondateur du voyagiste intégré prévoyait en fait quitter ses fonctions de président du conseil et de chef de la direction de Transat bien avant l’éclatement de la pandémie, mais il a été indûment retenu au bureau par l’offre d’achat surprise d’Air Canada, il y a deux ans, puis la gestion de la crise sanitaire.

Il y a quatre ans, en novembre 2017, en marge des festivités qui allaient souligner les 30 ans de vie du Groupe Transat à titre de société ouverte et le vol inaugural d’Air Transat vers Acapulco, au Mexique, Jean-Marc Eustache m’avait expliqué son plan d’action.

Il venait de déléguer tous ses pouvoirs de PDG à sa nouvelle cheffe de l’exploitation, Annick Guérard, et il se consacrerait entièrement à la mise sur pied d’une nouvelle division hôtelière. Il allait bientôt célébrer son 70e anniversaire de naissance et il ne se donnait pas d’échéancier fixe avant de quitter ses fonctions, mais il ne se voyait pas rester au-delà d’un horizon de deux ans, soit dès que sa nouvelle division allait être prête à voler de ses propres ailes.

« Quand je vais partir, je vais tout laisser. Je ne veux pas jouer à la belle-mère. J’aurai fait ce que j’ai à faire. J’ai toujours voulu transmettre l’entreprise », m’avait-il confié.

On se souvient qu’en 2017, Transat pouvait compter sur un trésor de guerre de 620 millions en liquidités excédentaires pour mener à bien le projet de Jean-Marc Eustache de créer une division hôtelière, une activité beaucoup plus rentable que celle de simple voyagiste et qui pourrait générer des marges bénéficiaires de 40 %, beaucoup moins aléatoires que celles obtenues avec ses activités traditionnelles.

Mais cette fin de carrière était beaucoup trop sereinement planifiée pour un entrepreneur qui a dû évoluer toute sa vie dans un environnement imprévisible et composer avec des crises d’amplitudes diverses : crise concurrentielle féroce au début des années 1990 avec Nationair, crise du transport aérien au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, crise du papier commercial en 2007 qui a affecté lourdement les liquidités excédentaires du groupe.

En fait, la création même de Transat est née d’une crise. Jean-Marc Eustache et ses partenaires Lina De Cesare et Philippe Sureau avaient fondé au début des années 1980 Trafic Voyages, un grossiste spécialisé en voyages vers l’Europe et le Sud l’hiver, qui comptait sur Québecair pour transporter ses vacanciers.

Lorsque Québecair a fait face à des problèmes financiers importants et a dû être démembrée, Trafic Voyages s’est retrouvé sans affréteur et c’est là que, aidés par François Legault et d’anciens pilotes de Québecair, les trois partenaires ont décidé de créer Air Transat.

Un départ décalé

En novembre 2017, Jean-Marc Eustache était donc aligné vers un départ à la retraite imminent, mais des évènements imprévus sont venus chambarder ses plans, comme la météo peut fortement retarder le départ d’un vol et perturber les heures prévues d’arrivée.

En avril dernier, les choses se sont toutefois précipitées. Air Canada a retiré officiellement son offre d’achat, et le gouvernement fédéral a finalement accordé une aide financière de 700 millions pour permettre à Transat de reprendre ses activités.

La fin de la tempête est proche et en bon capitaine qu’il a été, Jean-Marc Eustache n’a plus besoin de rester à la barre du navire. Il y a en place une équipe compétente, prête à prendre la relève depuis déjà trois ans.

Peter Letko, associé et gestionnaire principal de la firme Letko Brosseau, principal actionnaire de Transat avec une participation de 12,5 % dans l’entreprise, ne se dit pas surpris de la décision de Jean-Marc Eustache. « Il a passé des années à construire une belle entreprise, forte et sécuritaire, dans un secteur d’activité extrêmement difficile. Il a fait de Transat une grande marque reconnue et aimée du public. C’est quelqu’un pour qui j’ai un immense respect », m’a dit le financier.

Jean-Marc Eustache a toujours fui les feux de la rampe, mais il a su au fil des ans affiner son leadership comme PDG, rôle qu’il prenait au sérieux et qui l’a amené à s’impliquer dans le milieu des affaires, notamment comme dirigeant au sein du Cercle des présidents du Québec.

Original – il ne possède pas d’ordinateur, d’iPad, de téléphone cellulaire, ne conduit pas d’automobile et voyage peu en avion –, Jean-Marc Eustache laisse une entreprise qui a réussi à traverser le temps, en dépit des forts vents contraires qu’elle a toujours dû affronter. « On pense qu’avec l’équipe en place et Annick Guérard comme PDG, l’avenir de Transat est prometteur, anticipe Peter Letko. Une fois la pandémie contrôlée et la vaccination généralisée, les gens vont vouloir recommencer à voyager, et Transat va profiter pleinement de cette forte relance. »